« C’est arrivé au cours de cet été si vert qu’on en devenait fou. Frankie avait douze ans. Elle n’était membre de rien, cet été-là. Elle ne faisait pas partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle se sentait sans aucune attache, et elle rôdait autour des portes, et elle avait peur. »
C’est ainsi que début ce très beau roman de Carson McCullers.
Frankie Addams, grande godiche aux jambes de sauterelle, a douze
ans, l’âge ingrat au possible : ce n’est plus l’âge de jouer avec les
petits ni celui de s’endormir dans la chambre de papa
mais ce n’est pas non plus celui de rejoindre les membres du club
des grandes filles. Pour Frankie Addams, la vie se résume à cette
angoisse de n’être membre de rien, de ne pas se sentir
relier au monde, à cette peur de grandir trop vite :
« Elle était debout devant le miroir, et elle se sentait effrayée. Cet été-là était pour elle l’été de la peur – et parmi toutes ses peurs, il y en avait une qu’on pouvait calculer mathématiquement, en posant sur une table un papier et un crayon. Cet été-là, elle avait douze ans et dix mois. Elle mesurait un mètre soixante-six, et chaussait du quarante. Depuis l’an dernier, selon sa propre estimation, elle avait grandi de dix centimètres. Déjà les horribles petites gosses qui jouaient dans la rue cet été-là lui criaient à tue-tête : « Est-ce qu’il fait froid, là-haut ». Et les réflexions des grandes personnes lui donnaient des secousses dans les talons. Si elle était destinée à grandir jusqu’à dix-huit ans, cela durerait encore cinq ans et deux mois. Donc, d’après ses calculs mathématiques, si elle ne trouvait d’ici là aucun moyen de s’arrêter, elle finirait par mesurer deux mètres soixante-quatorze. Et qu’est-ce que c’était qu’une personne qui mesurait deux mètres soixante-quatorze ? C’était un phénomène de foire. »
Elle veut partir, s’en aller, filer en Amérique du Sud, à Hollywood
ou à New York, au point de préparer plusieurs fois sa valise tout en
étant incapable de choisir entre ces trois destinations.
Alors elle se contente de rôder dans la cuisine en compagnie de la
cuisinière noire Bérénice et son petit cousin.
Rôder et ruminer dans cette cuisine alors qu’elle veut découvrir le
monde, mais le monde, qu’est-ce donc ? Quelque chose d’immense, de
fissuré, de si mal ajusté ! Comment trouver sa
place dans ce monde lorsqu’on a tellement de mal à se trouver
soi-même, lorsque tout ce que l’on voit ou tout ce que l’on entend a
quelque chose d’inachevé ? Et elle sent un poids terrible
dans sa poitrine : elle devient quelqu’un qui traîne, qui n’arrête
pas de manger, qui n’a pas le droit d’exister. Impression que tout a
disparu et qu’on l’a laissée seule au monde.
Jusqu’au jour où elle apprend que son frère va se marier avec Janice.
Ce mariage est peut-être l’occasion rêvée de n’être plus seule au
monde : ils pourraient être tous deux son « nous » à elle, elle pourrait
les suivre après la cérémonie,
voyager en leur compagnie, devenir membre de leur mariage, être
ensemble tout en étant soi-même.
Faire enfin partie du grand tout : savourer le bonheur d’accéder à
un nous, de se sentir relier aux autres et relier à elle-même.
Oui mais…
Drame de la désillusion, du monde séparé de soi, potentiellement
hostile et source d’anxiété, Carson McCullers nous retrace cette
traversée du désert qui conduit de l’enfance à l’âge adulte avec
beaucoup de finesse.
Je laisse la dernière parole à Bérénice, la cuisinière noire de la maison de Frankie :
« Tous on est comme des prisonniers. On vient au monde dans un endroit ou dans un autre, et on ne sait pas pourquoi. Mais on est quand même prisonniers. Toi, tu es née Frankie. John Henry, il est né John Henry. Et peut-être qu'on voudrait s'évader et être libre. Mais on a beau faire, toujours on reste prisonnier. Moi je suis moi et toi, tu es toi, et lui il est lui. Chacun de nous est comme prisonnier de lui-même. »
A noter : « Frankie Addams » est le roman à partir duquel fut librement
adapté sous le titre de « L’effrontée » le film joué par Charlotte
Gainsbourg et réalisé par
Claude Miller en 1985.
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