Si certains mots ont le pouvoir de nous faire oublier la tyrannie du quotidien sans que cela porte vraiment à conséquences à la plupart d’entre-nous, trop contents que nous sommes de pouvoir nous procurer à si bon prix une heureuse et agréable parenthèse à nos vies rompues, ces mots peuvent aussi se révéler mortels à celui qui en oublie les contingences de la vie.
C’est ce qui arrive à Bàrôur, un pêcheur à la morue dans une Islande rurale du siècle passé, parti en mer sans avoir pensé à se protéger du mauvais temps : trop occupé à retenir les vers du « Paradis perdu » du poète anglais Milton, il en oublie sa vareuse. C’est donc un cadavre gelé que ses camarades, de retour à la terre ferme, sortent du bateau. Et si son meilleur ami, un jeune orphelin, n’est pas parvenu à le sauver du froid, ce n’est que pour mieux entamer un ultime voyage en hommage au disparu dans le but de rendre à son propriétaire - un vieux capitaine devenu aveugle - ce livre qui fut fatal à Bàrôur. Cela constituera sans nul doute son dernier acte sur cette terre hostile, à moins que…
Et que reste-t-il après la mort ? Tout ne finit-il pas par s’estomper, par s’effacer pour ne laisser place qu’à l’ombre et à l’oubli ? Ne trahisons-nous pas nos morts en continuant à vivre ?
A quel moment on part ? A quel moment on s’éloigne de l’autre ?
Jon Kalman Stefansson entremêle la voix des morts et des vivants dans un récit qui tient plus du conte initiatique que du roman pour nous parler du temps qui passe, de la vie qui trépasse, des souvenirs qui s’effacent, mais aussi de trahison et de l’érosion des sentiments.
« Tu possèdes les yeux les plus jolis du monde, ils ont la beauté de la mer, puis trente années se passent et leur beauté s’efface, ils sont simplement bien trop grands, te surveillent, accusateurs, et tu n’y voies plus que fatigue et déception à chaque fois que tu t’y plonges. »
Il est aussi souvent question d’aveugles dans cette histoire, individus qui n’appartiennent plus tout à fait au monde des vivants sans pour autant appartenir à celui des défunts. Ils constituent une sorte de no man’s land, représentants d’un entre-deux qui déjà ne peuvent plus saisir la matière des choses en s’abîmant dans l’obscurité des ténèbres tout en se nourrissant des souvenirs d’une vie passée, réminiscences entretenus avec passion car demeurant la seule lumière capable de les réchauffer dans ce monde fait d’ombres immuables.
« Certains mots sont
probablement aptes
à changer le monde,
ils ont le pouvoir de nous
consoler et de sécher nos larmes.
Certains mots sont des
balles de fusil,
d’autres des notes de violon.
Certains sont capables de
faire fondre la glace qui nous enserre le cœur
et il est même possible de les
dépêcher
comme des cohortes de
sauveteurs
quand les jours sont
contraires et que nous ne sommes peut-être
ni vivants ni morts. »
Un beau récit poétique qui se découvre lentement au fil des mots.
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