dimanche 26 août 2012

Los Salvajes d'Alejandro Fadel



J’ai eu la chance de voir au cinéma, dans le cadre des CINÉDÉCOUVERTES de la cinémathèque de Bruxelles (présentation en primeur des oeuvres non encore distribuées en Belgique et dont la démarche créatrice se distingue particulièrement), le film Los Salvajes de l’Argentin Alejandro Fadel.
 
Ce film fut présenté également au festival de Cannes 2012 dans la section « Semaine de la Critique », qui vise à récompenser les premières et secondes oeuvres de réalisateurs du monde entier.
 
Une bande d’adolescents délinquants parviennent à s’évader d’une institution pénitentiaire avec violences. Ces cinq adolescents, dont une jeune femme, comptent parcourir quelques centaines de kilomètres à pied à travers la pampa argentine pour rejoindre « le Parrain », un homme mystérieux qui ne représente rien d’autre que la promesse d’un foyer qu’ils n’ont jamais connu.
 
Ces jeunes confrontés à la rudesse de la nature argentine vont peu à peu se dépouiller complètement de leur très fine couche civilisatrice pour rejoindre les codes de survie les plus primitifs tels des animaux sauvages devant s’adapter à la nature hostile pour survivre.Un retour à la nature et aux conditions primitives où seule la loi du plus fort prévaut. Confrontations violentes, drogues, meurtres, sexes mais aussi lenteur, beauté des paysages, une indolence proche d’une certaine communion avec la nature et un mysticisme de plus en plus présent, l’animalité de l’homme cédant peu à peu la place à l’extase et l’acte purificateur.
 
Un film qui marque, qui perturbe, qui pose questions sans oublier un final magistral qui laisse pantois, d’une très grande intensité qui mérite à lui seul le déplacement.
 
Une odyssée sanglante et panthéiste qui fait penser à La balade sauvage de Terrence Malick tout en dépassant le propos. A voir, sans aucun doute, même si parfois cela manque un peu de subtilités dans les traits fort appuyés pour marquer l'animalité de l'homme lors de certains passages.
 
Ce film a reçu le Prix Soutien ACID/CCAS à la 51ème Semaine De La Critique De Cannes 2012.

Note : 4/5

La vie tranquille de Marguerite Duras

Ce deuxième roman, écrit entre 1942 et 1944, s’inscrit dans une période trouble pour M. Duras, déjà fort éprouvée par des deuils successifs mais qui connaît aussi à cette époque les aléas de l’amour et de la guerre. Un titre très paradoxal donc, qui ne s’inscrit ni dans la réalité ni dans le texte. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur un meurtre qui a tout du conte mythologique, celui d’un homme par les mains d’un autre homme avec lequel il partage des liens de sang mais aussi l’amour charnel d’une femme, cause de sa perdition. Un châtiment brutal, animal, qui remonte à la nuit des temps.
 
L’agonie longue et douloureuse d’un homme qui tarde à mourir :
 
Il me semblait avoir laissé un enfant ; je ne connaissais plus sa voix.  Ses plaintes avaient grandi.  Elles n’étaient plus criées, mais râlées, raclées du fond du ventre, dépouillées d’une dernière pudeur, à vif ; on croyait percevoir le froissement de l’air du plateau lorsqu’elles le traversaient. On en était gêné. 
 
L’indifférence des membres de la famille qui attend patiemment qu’il trépasse enfin :
 
 Nous l’avions attendu si longtemps ; j’en rêvais la nuit.  Je rêvais qu’il était arrivé ce qui devait nous rendre libres. 
[…]
Qu’est-ce que c’était que la mort de Jérôme ? Jérôme qui criait là-haut, comme notre commencement de liberté, ce n’était pas beaucoup.
 
Ce meurtre fait suite à la délation de Françou, qui révèle à son frère cadet Nicolas que sa femme Clémence couche tous les soirs avec leur oncle Jérôme.  Il s’inscrit d’emblée dans la passion fraternelle :
 
Pour la première fois, je trouvais de la grandeur à mon frère Nicolas. Sa chaleur sortait en vapeur de son corps et je sentais l’odeur de sa sueur. Elle était la nouvelle odeur de Nicolas. Il ne regardait que Jérôme. Il ne me voyait pas. J’avais envie de le prendre dans mes bras, de connaître de plus près l’odeur de sa force. Moi seule pouvais l’aimer à ce moment-là, l’enlacer, embrasser sa bouche, lui dire : « Nicolas, mon petit frère, mon petit frère.  
 
Un meurtre fondateur qui soude les membres de la famille : « nous étions ensemble comme jamais. »
 
Et puis il y a Tiène, cet homme étranger au clan mais qui s’installe dans la demeure :
 
Pourquoi est-il si désirable, si déroutant, tellement empli de silence que toute parole prononcée en sa présence est un mensonge ?
 
De profil, il était si beau que ses traits semblaient s’arracher de vous dans la douleur. 

La passion destructrice de son jeune frère Nicolas pour Luce :
 
Elle bondissait là, tout de suite, sans honte.  Elle venait dans un élan si fougueux qu’elle forçait la honte, à peine née, à se terrer, honteuse d’elle-même.  Elle voulait Nicolas sans attendre, tout frais encore du meurtre de Jérôme, tout maladroit de la liberté du départ de Clémence.
[…]
Ce n’était plus le même frère. Je le gênais vaguement. Il ne savait plus que regarder, que dire, comment se servir de ses mains pour boire et manger.  Une joie dangereuse l’étouffait ; elle giclait parfois de lui dans un mot, dans un rire, dans un geste qu’il n’avait pas su retenir.  J’avais l’impression qu’il pouvait en mourir.
[…]
Et c’est pourquoi, très loin, au-delà de ma joie, je me sentais un corps triste, sans frère.
D’un côté la passion et la révélation des sens, de l’autre un ennui incommensurable, une vision désespérée de la vie, une indifférence qui lorgne parfois du côté de L’étranger de Camus.
Le thème du double, de l’inceste, de la passion amoureuse, de la fatalité, de l’argent qui manque mais aussi celui du deuil, du manque de confiance en soi, du manque de l’autre, la solitude et la nostalgie du temps qui passe.
 
Comment Tiène peut-il m’aimer ? Je me suis sentie âgée de cent ans, je suis née en des jours malheureux et je n’ai pas la force et je n’aurai jamais l’idée d’espérer quoi que ce soit pour moi seule.

Comment Tiène peut-il me désirer de son visage que l’on hume comme un bois frais du matin ? Moi, qui suis laide, pourquoi veut-il me forcer à sourire ?

Une sourde mélancolie, un vide incommensurable, un creux sans fond :
 
Tout est déjà passé. Tout est déjà passé de l’autre côté, déversé dans le gouffre où les jours s’entassent lorsqu’ils ont été vidés, et la mort de Jérôme, et ma vie qui traîne le long des années et de mon âge sans y entrer jamais.
 
(…) j’avais un corps resté tout jeune encore à travers d’épaisses et anciennes fatigues.
 
Je n’étais personne, je n’avais ni nom ni visage.  En traversant l’août, j’étais : rien. Mes pas ne faisaient aucun bruit, rien n’entendait que j’étais là, je ne dérangeais rien.
 
Des journées, des journées entières, du soir au matin, combien il a fallu en user pour arriver à cette après-midi.  On n’a rien à faire.  On n’a rien sous la main.  Que la mer toujours pareille.  On croit toujours que c’est aujourd’hui qu’on est le plus seule.  Mais ce n’est pas vrai, on l’est tous les jours davantage.
 
Puis la mort qui s’invite, comme à l’affût, toujours à guetter sa proie :
 
Elle aura le museau glacé des jeunes chats, une respiration brûlante. On se regardera enfin de tout près.
 
« La vie tranquille », deuxième roman dédicacé « à ma mère », est nettement meilleur que son premier roman « Les impudents », que ce soit dans l’élaboration des textes que  la richesse et la complexité des thèmes abordés.

 

vendredi 24 août 2012

Adrienn Pál d'Agnes Kocsis


A force de travailler au service des soins palliatifs d'un hôpital, Piroska, infirmière obèse qui se goinfre de gâteaux à la crème, est à l’image de ses patients : un corps en souffrance, complètement amorphe, vide, déjà sans vie, comme pétrifiée dans sa chair. Si Piroska pose des gestes calmes, techniques et répétitifs dans le cadre des soins quotidiens des malades en fin de vie, elle le fait avec froideur et indifférence, semblable à une mécanique bien huilée mais qui tourne à vide. Piroska est en exil, comme étrangère au monde qui l’entoure et à elle-même, totalement déconnectée de ses émotions et sentiments. Elle n’est plus qu’une coquille vide qui doit continuellement se remplir pour avoir la sensation d’exister malgré tout. Une rencontre avec une patiente en phase terminale va pourtant remuer un souvenir enfoui, celui d’une amie d’enfance perdue de vue depuis longtemps. Commence un voyage en quête des souvenirs du passé dans lequel les réminiscences volatiles et contradictoires des uns et des autres offrent un kaléidoscope aux reflets infinis. Quelles traces éphémères et fugaces laisserons-nous de notre passage sur terre ? Telle est peut-être la trame lancinante de tout le film.

Un film très intéressant, qui aborde des sujets forts comme la fin de vie, l’identité, le passé reconstruit. Un monde froid, très mécanique, dans lequel les bruitages se font la part belle : sonneries, escaliers roulants, métro, percolateurs, défibrillateurs, fermetures automatiques des portes, écrans. Quelques superbes plans dans les couloirs de l’hôpital, sur les pas pesants de Piroska, au cimetière, dans les bois. Des trains miniatures et une maquette au rez-de-chaussée plus vivants que le corps momifié étendu sur le lit à l’étage. Et une scène de rupture qui restera gravée dans ma mémoire. Quelques scènes qui pourraient presque être comiques si elles n’étaient pas teintées de noirceurs. Un film étonnant qui va certainement encore me poursuivre quelque temps. 



Titre : Adrienn Pál
Réalisation : Ágnes Kocsis
Pays d'origine :  Hongrie, Pays-Bas,  Autriche, France
Durée : 136 minutes
Dates de sortie en France : 25 juillet 2012

Les impudents de Marguerite Duras

Premier roman écrit en 1943, à vingt-quatre ans à peine, « Les impudents » n’est pas vraiment une pièce maîtresse de l’œuvre de Marguerite Duras. L’auteur le reniera d’ailleurs longtemps en le qualifiant tout simplement de « mauvais roman », tout juste bon « à mettre au tiroir ». 

Comme tout le monde, j’avais écrit ce roman pour me décharger d’une adolescence que l’on croit toujours singulière, chargée de signification unique – ce qu’on peut être bête ! 

Si le récit est plutôt mal ficelé et assez longuet malgré sa brièveté, il n’en demeure pas moins intéressant comme toutes les premières œuvres de grands auteurs tant il contient les premiers germes de l’univers durassien : l’emprise familiale mortifère, la relation fusionnelle de la mère et du frère aîné au détriment de la fille, le désœuvrement, les amours délétères, la terre stérile et la question de la subsistance à n’importe quel prix, fusse celui d'une jeune fille à marier, posée en sacrifice au bien-être de la famille restante. Reste le désenchantement d’une jeune fille solitaire en manque de tendresse maternelle et fraternelle, étrangère à elle-même et comme possédée par un vide existentiel qui ne peut être comblé que par l’assouvissement d’un désir sans cesse renouvelé. Marguerite Duras mettra deux ans à écrire son second roman, La vie tranquille, pour commencer ensuite son premier grand roman, Le barrage contre le Pacifique. Les deux autres livres, c’était une diversion avant de l’attaquer.