vendredi 26 décembre 2008

Courtney Crumrin de Ted Naifeh (BD)

Courtney Crumrin déménage, à son grand désappointement. Ses parents, après avoir  vécu des années au-dessus de leurs moyens et se retrouvant en grandes difficultés financières, partent de leur banlieue pour s’installer dans l’immense manoir victorien de leur grand oncle, le Professeur Aloysieus Crumrin.
 
Ce deal arrange tout le monde : les parents - qui ne sont que de stupides arrivistes - comptent bien sur leur installation dans ce quartier huppé de Hillsborouh pour assurer leur ascension sociale,  le vieux Professeur Aloysieus Crumrin - qui a une sinistre réputation dans le quartier - compte sur la présence de sa famille pour ne plus attirer les soupçons et faire taire les sombres rumeurs qui courent sur son compte.
 
Pendant ce temps là, Courtney Crumrin a bien du mal à se faire des amis dans sa nouvelle école, où tous les élèves ne sont que des rejetons de familles riches et aisés, aussi prétentieux qu’antipathiques. Mais le plus étrange est que le vieux manoir semble abriter des « choses de la nuit », d’étranges créatures qui hantent les coins les plus sombres du manoir et qui n’hésitent pas à grimper sur son lit en l'observant pendant qu'elle dort.
 
Courtney, petite fille étrange qui a souvent du mal à s'adapter au monde qui l'entoure et qui pose un regard plus que critique sur son entourage, se rend rapidement compte qu’il est finalement plus agréable de côtoyer ces êtres étranges que ses propres camarades de classe. D’autant plus que son vieil oncle, le Professeur Aloysieus Crumrin, semble avoir quelques pouvoirs et connaissances occultes…
 
Un mélange d’histoires gothiques et fantastiques, un vieux manoir et des choses de la nuit, un vieux professeur misanthrope et une petite fille aussi renfrognée que malicieuse et canaille, des monstres et des sorciers, de l’humour et un regard critique sur notre société de consommation, un beau dessin en noir et blanc, un scénario solide et original, en un mot, une petite merveille !
Notez que cette  intégrale reprend les trois premiers tomes de la série, soit : Courtney Crumrin et les Choses de la Nuit, Courtney Crumrin et l'Assemblée des Sorciers et Courtney Crumrin et le Royaume de l’Ombre.

 
Cette intégrale propose également une histoire inédite de 4 pages en couleurs, les couvertures originales de la série, ainsi qu'une galerie avec les signatures de Lewis Trondheim, Jason et la plupart des auteurs Akileos.
 

 

mercredi 24 décembre 2008

Un lieu incertain de Fred Vargas

Adamsberg part pour trois jours de colloque à Londres. Estalère, le jeune brigadier, et Danglard - terrorisé à l’idée de passer sous la Manche - sont du voyage. Tout devait se passer de manière aérienne et décontractée, mais un événement macabre alerte leur collègue de New Scotland Yard, Radstock.
Clyde-Fox, un original local, lui parle du vieux cimetière de Highgate. Des chaussures - avec des pieds dedans - font face au cimetière, « un des cimetières romantiques les plus baroques de l’Occident », un lieu macabre, gothique, unique.
Tandis que l’enquête anglaise commence, les français rentrent au pays, et se retrouvent confronté à un horrible massacre dans un pavillon de banlieue.
De fil en aiguille, Adamsberg, avec l’aide de Danglard, remonte une piste de vampires, et de tueurs de vampires, jusqu’en Serbie.
 
Je voulais suivre les enquêtes du commissaire Adamsberg dans l’ordre de publication des tomes composant la série mais après avoir lu le premier et deuxième tome, respectivement « L’homme aux cercles bleus » et « L’homme à  l’envers »,  ne voilà-t-il pas que je tombe sur son petit dernier à la bibliothèque ! Je n’ai évidement pas résisté à l’appel et me suis jetée dessus goulûment … d’autant plus qu’on y parle de vampires et que j’aime bien cette thématique en général.
 
Un fameux saut dans le temps, puisque je suis passée de « L’homme à l’envers » écrit en 1999 à « Un lieu incertain » écrit en 2008, soit neuf années, et il s’en est sans nul doute passer des choses dans la vie du commissaire pendant ces neuf années. Mais ce n’est pas cette inconnue qui m’a le plus dérangée, car finalement, après avoir pris connaissance de l’un ou l’autre des éléments, on s’y retrouve très bien. Non, ce qui m’a le plus déroutée est le changement opéré dans l’écriture de Fred Vargas. Ce qui faisait avant tout le charme des romans de Vargas, à savoir une écriture aérée, l'importance des personnages secondaires succulents, une certaine légèreté et un humour décalé, font  ici défaut. Ecriture plus resserrée, propos concentré avant tout sur une intrigue emberlificotée comme jamais, personnages trop nombreux ont fait que j’ai avant tout subi ce qui me séduit le moins chez Vargas. Du coup, j’ai un peu peiné à la lecture, j’ai parfois trouvé le temps long, je me suis un peu perdue en cours de route par inattention, bref je suis restée un peu sur les quais. Ce roman manque de souffle, de respiration, je n’y ai pas retrouvé avec autant de plaisir la patte de l’auteur . Je vais donc reprendre mes bonnes résolutions initiales et continuer les aventures du commissaire dans l’ordre d’apparition des romans en oubliant un peu ce dernier tome, qui je l’espère, n’inaugure pas un passage à vide ou un manque d’inspiration pour la continuité…
 
Ceci dit, après avoir fait un petit tour d’horizon sur les blogs, « Un lieu incertain » semble avoir trouvé son public. A vous de juger donc, plus que jamais ;-)

 
 

samedi 20 décembre 2008

L'annulaire de Yôko Ogawa

La narratrice, dont nous ne connaîtrons jamais l’identité, travaille depuis bientôt un an comme assistante et réceptionniste auprès de M. Deshimaru, directeur d'un laboratoire de spécimens. M. Deshimaru est un taxidermiste d’un genre un peu particulier à la clientèle tout aussi particulière : il recueille, analyse et enferme à jamais les blessures et les souvenirs des personnes qui désirent se détacher de ces vestiges en les laissant à demeure au laboratoire.

C’est un léger incident qui se trouve être à l’origine ce nouvel emploi : elle travaillait auparavant dans une usine de fabrication de boissons rafraîchissantes jusqu’au jour où elle se coinça le doigt entre la cuve pleine et la chaîne.

« Heureusement, la blessure n’était pas grave. Je m’étais juste arraché un morceau de chair à l’extrémité de l’annulaire de la main gauche. Mais il se peut que cela ait été plus grave que je le pensais. J’avais quand même perdu une partie de mon corps. Pour autant, je n’étais pas blessée au point de provoquer de l’inquiétude dans mon entourage.»

L’image obsédante de « ce petit bivalve rose comme une fleur de cerisier, souple comme un fruit mûre », tombant au ralenti dans la limonade et restant au fond tremblotant avec les bulles, la rend désormais incapable de boire la moindre boisson gazeuse. Elle décide donc de quitter l’usine et de s’éloigner pour la première fois de ce village au bord de mer. Pour aller où ? En ville, seule, sans famille ni amis, incapable de faire quoi que ce soit d’autre que de déambuler dans les rues sans aucun but précis. C’est dans ces circonstances que ses pas la mèneront devant une annonce de recrutement collée sur le pilier en brique de l’entrée d’une vaste construction.

« Quand je l’ai découvert, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un immeuble qui attendait la démolition. C'est-à-dire à quel point il semblait vétuste et abandonné. »

Il s’agit en fait d’un ancien foyer pour jeunes filles, un important bâtiment construit en béton défraîchi à trois étages, comportant un nombre incalculable de pièces. L’annonce est rédigée très simplement : recherche une employée de bureau, expérience et âge indifférents.

C’est en pénétrant dans ce qui est devenu un laboratoire décrépit en apparence mais d’assez bonne tenue à l’intérieur qu’elle rencontrera son futur employeur, M. Deshimaru. Devenue son assistance, elle ne tardera pas à tomber sous le charme de cet homme étrange et quelque peu vénéneux…

« L’annulaire » est mon premier roman de Yôko Ogawa. Je pense sans me tromper que c’est une très bonne pioche pour faire connaissance de son œuvre, tellement j’ai eu le sentiment d’approcher quelques-unes des obsessions essentielles de l’auteure : personnages insolites, temps et lieux incertains, contours flous, lieux clos, relations malsaines, désirs troubles, fétichisme, raffinements pervers et opacité des événements. Un style qui peut éblouir mais aussi désarçonner le lecteur.

Une très agréable découverte qui laisse néanmoins présager le meilleur comme le pire, ce genre de littérature étant tellement sur le fil du morbide et du pernicieux qu’il peut facilement tomber dans certains écueils un peu nauséeux. Quoi qu’il en soit, « L’annulaire » m’a sans aucun doute donnée envie d’aller voir plus loin !

Notons également que ce très court roman (ou longue nouvelle) a reçu les plus grandes récompenses japonaises. Le film "L’Annulaire" de Diane Bertrand est l’adaptation du roman. 


mercredi 10 décembre 2008

Cochon d'allemand de Knud Romer

J’ai toujours eu peur de mon grand-père. Pour moi, il était « Papa Schneider ». J’ignorais aussi bien son vrai nom que son prénom, ce qui, du reste, n’avait aucune importance, car il ne me serait jamais venu à l’esprit de l’appeler par son prénom. Il n’était pas du genre à encourager la familiarité. Papa Schneider avait un visage balafré : des kilomètres de cicatrices, uniquement sur la joue gauche. Des souvenirs du siècle passé, il faisait alors partie de quelque Schlägerverein, cercle de bagarreurs. Ces gens-là mettaient leur point d’honneur à se taillader mutuellement la face d’un sabre – debout, sans sourciller, le bras gauche replié derrière le dos.



Ainsi commence « Cochon d’Allemand », un récit aussi court que dense de Knud Romer, né en 1960 à Nykøbing, une petite ville danoise située sur l’île de Falster.
L’île de Falster était située, en fait, au-dessous du niveau de mer ; elle n’existait donc que dans l’imagination des gens qui s’obstinaient à y croire. Et quand ces gens-là ne pouvaient plus se tenir debout et se couchaient pour dormir, l’eau montait tout doucement, passait par-dessus les digues et inondait les champs, les bois et les villages, qui redevenaient une partie de la Baltique. Eveillé, posté près de la fenêtre, je la voyais venir : le jardin se remplissait d’eau, des poissons nageaient entre les maisons et les arbres ; la ville de Nykøbing traversait la nuit, tel un paquebot de croisière.

Il revient sur son enfance douloureuse et sur l’histoire de sa famille, rejetée par les habitants à cause des origines allemandes de sa mère.  Knud sera rapidement confronté à l’ostracisme des habitants de la ville, qui n’ont jamais accepté la présence de sa mère, d’origine allemande et venue s’installer au Danemark après la seconde guerre mondiale. Ostracisme dont il fera également les frais, souffre-douleur habitué aux brimades quotidiennes de ses camarades d’école.

Pendant que je mangeais, mère restait à mes côtés avec un cigarillo et une bière ; elle semblait crispée, nerveuse et presque toujours triste. Elle ne tenait que par sa seule volonté, alors elle se refermait sur elle-même et serrait les poings. Ils ressemblaient à des grenades, les nœuds luisaient, blancs. J’aurais donné ma vie pour la rendre heureuse, je prenais sa main et la caressais, je lui racontais ma journée. Nous avions joué au football, j’avais été appelé au tableau, Susanne avait eu un appareil dentaire, les jumeaux m’avaient invité à leur anniversaire… Tout cela était faux. Pendant la journée, j’avais été le cochon d’Allemand, obligé de me cacher pendant la récréation, car tout – mon casse-croûte, mon vélo, ma tenue – servait de prétexte pour rire, même son prénom leur semblait ridicule et ils bêlaient : « Hilde-gard ! Hilde-gard ! » - quelle idée de s’appeler ainsi ! Jamais je n’eus le cœur de le lui dire, je l’entretenais de mon mieux ; elle me regardait, sa main se desserrait lentement – et j’y déposais tout ce que j’avais en ma possession, dans l’espoir que ce serait suffisant.

Cochon d’Allemand de Knud Romer est un récit d’enfance autobiographique écrit tout en finesse dans lequel l’évocation de sa famille allemande et danoise, allant des années trente jusqu’aux années soixante-dix, sert de ciment à la construction de l’histoire émouvante de ce petit garçon continuellement rejeté par les habitants de la petite ville danoise où il est né et où il vécut jusqu’à sa majorité. Beaucoup de tendresse dans ces portraits de famille, beaucoup de douleurs et de tristesses aussi dans ce rejet des autres.

Roman sensible et touchant, sans fioritures ni mièvreries, qui analyse les conséquences de la bêtise, des préjugés et des stéréotypes d’une communauté sur les quelques membres qui la composent et dont le seul tord aurait été d’être d’origine allemande dans ces années d’après-guerre, période durant laquelle être fils d’allemand ne pouvait que signifier fils de boche…
 
Cochon d'Allemand, Knud Romer, traduit du danois par Elena Balzamo, Les Allusifs, 183 pages.

Ce roman a reçu The Danish Bookseller's Golden Laurels, le prix BG Bank Debutant et le Weekendavisen's literary Prize.


jeudi 4 décembre 2008

Le chevalier inexistant d'Italo Calvino

« Sous les murs rouges de Paris, s'était déployée l'armée de France : Charlemagne devait passer les paladins en revue. Ils attendaient depuis trois grandes heures, dans la touffeur d'un après-midi de début d'été. Un peu couvert, nuageux ; on mitonnait dans les cuirasses, comme dans des marmites mises à cuire à feu doux. Peut-être bien que, dans cet alignement imperturbable de chevaliers, quelqu'un déjà s'était évanoui, ou simplement assoupi : de toute façon, l'armure les maintenait bien cambrés sur leur selle, tous pareils. Et soudain, trois sonneries de trompette ; dans l'air immobile, les plumails des cimiers tressaillirent comme au passage d'un vent coulis. D'un coup s'éteignit cette sorte de rumeur marine qu'on avait perçue jusque-là : ce n'était, bien sûr, que le ronflement des guerriers, assourdi par l'embouchure métallique des heaumes. Enfin ! Là-bas au fond, c'était lui, Charlemagne ! Il s'avançait sur un cheval qui semblait plus grand que nature, sa barbe étalée sur sa poitrine, ses mains posées sur le pommeau de la selle. Régner et guerroyer, guerroyer et régner, pas de trêve, pas de repos : il avait quelque peu vieilli, depuis la dernière fois où ses soldats l'avaient vu. »
 
Arrivé à hauteur de ses soldats, il est de tradition que chaque chef d’escadron se nomme et se découvrisse en relevant la visière du heaume devant leur roi. Mais lorsque Charlemagne s’arrête devant un chevalier à l’armure blanche, aussi immaculée qu’impeccable et sans la moindre éraflure, il est plutôt étonné que ce dernier se permette de se nommer sans se découvrir comme le veut la tradition.  C’est qu’ Agilulfe Edme Bertrandinet des Guidivernes et autres de Charpentas et Syra, chevalier de Sélympie Citérieure de Fez, le chevalier à l’armure blanche, n’est pas comme vous et moi : Agilulfe (faisons court) est tout simplement inexistant ! Il est mais il n’existe pas ! Son armure ne couvre qu’un corps absent, aussi vide à l’intérieur que rutilante en apparence. Il n’empêche, Agilulfe est, sans conteste, un soldat modèle et des plus valeureux, tellement parfait d’ailleurs que tous le trouvent franchement antipathique…
 
Mais voilà-t-il pas qu’un jeune homme, Raimbaut de Roussillon, bachelier et fils du regretté marquis Gérard, surgit derrière une haie et se  met à l’observer. Arrivé au camp le jour précédent, il veut livrer son premier combat pour venger son père, mort en héros sous les remparts de Séville, dans la bataille livrée contre ce chien galleux d’Emir Izoard. Pour ce faire, il demande conseil auprès du chevalier blanc…
 
Conte à multiples facettes et niveaux d’interprétations, autant fable qu’allégorie à la symbolique très riche, burlesque mais néanmoins teinté d’amertume,  « Le chevalier inexistant » présente une galerie de portraits qui ne manquent pas d’attraits, les chevaliers arthuriens parodiques à la conquête du graal n’étant qu’un exemple parmi tant d’autres présents dans le roman. Un conte à haute portée philosophique mais également un conte très agréable à lire et divertissant !
 
 « Le chevalier inexistant » fait partie d’une trilogie intitulée « Nos ancêtres », comprenant trois romans ou plutôt trois contes philosophiques : « Le vicomte pourfendu » (1952), « Le Baron perché » (1957) et « Le chevalier inexistant » (1959). Il n’est pas nécessaire de lire ces romans dans l’ordre d’apparition, chaque conte se composant d’une histoire totalement indépendante.  Il n’en reste pas moins que ces trois contes composent une vision allégorique de l'identité et de la condition humaine, mâtinée de fantastique. Ces contes philosophiques sont également une sorte d’hommage à Voltaire et à l'esprit du XVIIIe siècle. 

Le chevalier inexistant d'Italo Calvino, Éditions Folio, ISBN-10: 2070449394, 16 novembre 2012, 224 pages

mardi 2 décembre 2008

Le fusil à pétales de André-Marcel Adamek

Raspal me l’avait fait jurer, l’autre jour, un peu avant de mourir :

- Tu l’écriras, ce livre, dis ?

J’ai fait le modeste, je lui ai dit que je n’avais pas belle instruction, ni le parler de ceux qui font les livres.

- Ca ne fait rien, tu l’écriras à ta manière.

- Personne ne croira ce que je dirai…

- Je suis témoin ! qu’il a crié, Raspal.

Il ne savait pas encore que la mort mangeait lentement ses reins. C’était notre dernière rencontre.



Et c’est ainsi que Clothaire, vieil homme solitaire, s’engage à devenir le garant de la mémoire collective du temps passé. C’est qu’il s’en est passé des choses exceptionnelles dans la contrée : pays de légendes, de sortilèges et de maléfices, lieu où la magie est « prête à surprendre les plantes, les bêtes, quelquefois les hommes », territoire tout remuant de mystères où se déroulera l’histoire de Reine, de Tristan, des Berluet et « du petit monde qui s’était dessiné dans un passé pas bien lointain, entièrement disparu aujourd’hui. » Clothaire est en effet plutôt bien placé pour nous raconter cette histoire, car s’il fut le témoin des événements passés, il fut également un de ses acteurs principaux !
 
Tout commence un bon matin de mai. Tristan, bel éphèbe généreux aux cheveux longs sorti tout droit de la littérature médiévale, s’arrête à Chompes, plus précisément dans la cour de la ferme des Berluet, afin de demander la permission de se servir de son écuelle à l’eau du puits de la ferme.  Le propriétaire des lieux, Alphonse Berluet,  est une sorte d’inventeur un peu fou des plus habiles. On se demande d’ailleurs bien où il va trouver ses grandes idées : il a déjà réussi à faire fonctionner un tracteur avec de l’alcool de prune, inventé la première machine au monde capable d’éplucher des pommes de terre et même mis sur pied un tribunal en plein air au village.  Sa dernière invention en date est la construction d’un avion, avion avec lequel il compte bien prendre son premier envol très prochainement. « C’est donc ainsi que Tristan fut retenu à Chompes pour deux jours. Tout de suite, il avait gagné l’amitié des Berluet qui le traitèrent comme un fils ». Mais lorsque, devant les trente personnes invitées dans la cour, Alphone s’élance pour son premier envol, l’essai ne se passe pas tel qu’il l’avait imaginé… laissé pour mort, inerte et sans conscience, le voilà plongé dans un coma irréversible. 

La médecine étant impuissante à le guérir, un seul espoir demeure : faire appel à la magnifique Reine, une rebouteuse-guérisseuse des plus talentueuses qui fait chèrement payer ses services.  C’est que Reine doit payer un lourd tribut à un être de fumées, une sorte de diable commerçant pour conserver sa beauté…
 
Je n’en dirai pas plus. Sachez simplement qu’Adamek est un conteur et un poète.
Le fusil à pétales est tour à tour un conte baroque, un chant courtois médiéval romantique, une farce, une fable féerique, burlesque et rocambolesque. Merci Larkane pour cette très agréable découverte !
 
Le fusil à pétales a obtenu le prix Rossel en 1974.

mardi 25 novembre 2008

Central Europe de William T. Vollmann


« Central Europe » est une fresque historique colossale de l'Europe centrale de 1914 à 1975, mais pas seulement… véritable monstre littéraire aux multiples tentacules,  sorte de Léviathan sorti droit des enfers de la guerre et du pouvoir totalitaire, tout semble hors norme dans ce roman : le nombre de thématiques - la grande histoire, la petite histoire, l’universel, l’intime, la guerre, les batailles, les stratégies militaires, l’art, la politique, l’amour, la souffrance, le totalitarisme, le nazisme, la shoah - le nombre d’heures passées à la recherche biographique - le nombre de personnages - le nombre de chapitres - l’épaisseur du volume, une œuvre de plus de 800 pages pour se confronter à la guerre, plus précisément au front de l’Est de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique staliniste durant la deuxième guerre mondiale.
 
Pour ce faire, l’auteur met en scène une trentaine de récits enchevêtrés, tel un chef d’orchestre jouant une symphonie monumentale composée d’autant de mouvements que de personnages émaillant son récit, chacun renvoyant à l’autre, parfois entrant en résonance, parfois en dissonance, mais évoluant toujours dans un même ensemble harmonieux. La plupart des personnages ont réellement existé, dont beaucoup que je ne connaissais absolument pas et qui ont connu un tel destin que je me demande encore comment j’ai pu passer à côté d’eux, trop concentrée sans doute sur la grande histoire pour ne pas prendre le temps de découvrir ces visages pris dans la tourmente de la guerre, au destin incroyable et souvent tragique.
 
Malgré la multitude des personnages composant ce roman, l’auteur William T. Vollmann s’attache  à  un personnage récurrent, Dimitri Chostakovitch, célèbre compositeur russe et  l'un des plus grands musiciens de l'époque moderne,  un artiste qui vécu sous la botte du totalitarisme et qui côtoya la guerre lors du siège de la ville de Leningrad.  L’auteur disserte également beaucoup sur l’art et le principe créatif, le rapport qu’il entretient avec les événements temporels et la gestation des œuvres sous le joug de la dictature par l’entremise du compositeur Dimitri Chostakovitch  mais aussi du cinéaste soviétique Roman Karmen, la femme sculpteur – graveur – dessinatrice allemande Käthe Kollwitz ou la poétesse russe Anna  Akhmatova.
 
J’ai beaucoup apprécié le fait que Vollmann donne souvent la parole aux femmes pour embrasser l'histoire : Fanny Kaplan, une militante du Parti socialiste-révolutionnaire russe qui tenta d'assassiner Lénine, Nadejda Kroupskaïa , l'épouse de Lenine, les artistes Käthe Kollwitz, Anna Akhmatova ou  Marina Tsvetaeva.  Un autre visage singulier hante les pages de ce roman, celui de Zoïa Kosmodemianskaïa, figure emblématique de l’union soviétique qui fut pendue et mutilée par les nazis à l'âge de 18 ans pour avoir incendié des étables. Devenue une véritable héroïne soviétique après son exécution, elle aurait  déclaré à ses bourreaux avant sa mise à mort : " Vous ne pourrez pas pendre cent-quatre-vingt-dix- millions de Soviétiques." La photo de cette jeune femme morte, le corps abandonné dans la neige, gelé et aux seins mutilés m’a toujours bouleversée et je n’ai pas été surprise d’apprendre que Jonathan Littell avait eu l'idée d'écrire son roman « Les Bienveillantes » en voyant cette photographie.
 
L’aspect militaire n’est pas en reste, car entre le funambule Hitler et le réaliste Staline, il y a le pacte germano-soviétique l’opération Barberousse, le siège de Leningrad, la bataille de Stalingrad, la bataille de Koursk… et l’histoire incroyable et étonnante de deux militaires, le général russe Vlassov et le  commandant allemand Paulus.
 
Hommage aux victimes du totalitarisme nazi et soviétique, dédié à Danilo Kis, l'écrivain d' « Un tombeau pour Boris Davidovitch » (élégie pour les martyrs du stalinisme),  « Central Europe » est un roman très ambitieux, sans doute même un peu trop… roman historique mais aussi lyrique, roman toujours exigeant et parfois indigeste, qui demande beaucoup de temps, que ce soit à la lecture que pour les recherches effectuées sur le net. Mais quel roman !
 
Central Europe a obtenu le National Book Award en 2005. 

vendredi 21 novembre 2008

Les bienveillantes de Jonathan Littell

Je suis sortie de ce roman, après 3 semaines de lecture, avec un sentiment de nausée très prononcé : je voulais en finir au plus vite et prendre de la distance avec ce qu'il m'insufflait, j'étais d'ailleurs si pressée de le terminer que j'ai sauté plusieurs pages les derniers jours. Ce livre témoigne d'un énorme travail de documentation, et le romans traverse l'histoire du nazisme sur une période aussi large, allant du début du nazisme jusqu'aux bombardements sur Berlin. Évidemment, cela rend le parcours de Maximilian Aue assez invraisemblable, tant on imagine mal une personne se trouvant sur tous les fronts et ayant suivi toutes les étapes les plus importantes du nazisme, mais cela a le mérite de nous offrir une vue d'ensemble assez complète des événements. Ce que j'ai aimé dans ce roman, c'est que J. Littell démonte notre croyance en une mécanique bien huilée et trop parfaite du nazisme, en nous révélant à quel point c'était en réalité un fameux foutoir : les exécutions se faisaient fréquemment dans un désordre et une désorganisation complètes. Ce qui m'a déplu, c'est que Maximilian Aue nous est décrit comme un véritable malade mental. Or je ne vois pas pourquoi J. Littell nous présente un tel personnage : les psychopathes sont déviants par nature, que cette déviance s'exprime librement en cas de guerre n'est guère surprenant ni très instructif. Les personnes psychorigides qui se conforment à l'autorité sans réflexions individuelles et qui se soumettent au supérieur hiérarchique pour "bien se faire voir" et gravir les échelons sont en fait bien plus fréquentes, alors qu'elles sont considérées comme normales mais toutes aussi dangereuses en cas de guerre.

J'ajouterai que si J. Littell est très à l'aise avec l'aspect historique du récit, je trouve que la partie plus romancée, celle qui entoure la personnalité de Maximilian Aue, est la moins convaincante du roman. De ce point de vue, j'ai préféré de loin les romans de M. Tournier "Le roi des Aulnes" ou de Robert Merle "La mort est mon métier".

Pour terminer ce commentaire, je ne sais pas si j'ai aimé ou non ce roman, mais j'ai la certitude de ne jamais le relire.

jeudi 20 novembre 2008

Gemma Bovery de Posy Simmonds (BD)

Keisha et moi-même aimerions promouvoir une auteure qui vaut vraiment la peine d’être connue, j’ai nommé Madame Posy Simmonds. Ceci d’autant plus qu’elle est actuellement sous les feux de l’actualité avec la sortie de Tamara Drewe, que je n’ai pas encore eu la chance d’approcher de près, ce qui ne saurait tarder.
 
Mais pour l’heure, il s’agit avant tout de vous présenter sa précédente œuvre traduite en français, Gemma Bovery, parue en octobre 2000. Gemma Bovery n'est pas tout à fait une BD ni un roman. Jean-Claude Fromental, le cotraducteur, parle plutôt d'un roman graphique : mélange de texte, d’illustrations et de bande dessinée dû au talent de Posy Simmonds, illustratrice britannique renommée.

Gemma Bovery est une jeune femme anglaise qui, après une déception amoureuse, s'attache à un brave homme affublé d'une ex-femme horripilante dont il a deux enfants.

Gemma n'en peut plus de cette encombrante « ex » et décide, avec son compagnon devenu entre-temps son mari Charlie, de partir s'installer dans une fermette rurale en Normandie.

Très vite, Gemma, londonienne de naissance, se lasse de la campagne, de ce petit village, de ce boulanger qui la matte sans cesse lorsqu'elle va chercher son pain. Le boulanger du village, Joubert, est en effet un peu amoureux de Gemma. C'est d'ailleurs par l'intermédiaire de ce personnage que Posy Simmonds nous narre les événements. Gemma s'ennuie, Gemma prend un jeune amant, Gemma se fera abandonnée, Gemma va déprimer… sous l'œil attentif de Joubert et le désarroi de son mari Charlie.

Si Gemma Bovery vous fait penser à Emma Bovary de Flaubert, ce n’est pas vraiment une coïncidence, je dirai même plus, c’est totalement intentionnel. Mais attention ! Notre Gemma n’est pas Emma du siècle passé mais bien une jeune femme moderne du temps présent. Sous le couvert d’un humour caustique et d’une analyse acérée, Posy Simmonds se livre à une critique mordante de notre époque. Nous passons ainsi des yuppies londoniens (l'« ex » de Gemma, un critique gastronomique très snob) à ses voisins anglais en Normandie qui ne sont que d'imbéciles parvenus en n'oubliant pas l'ex-femme qui ne pense qu'à abaisser et soutirer de l'argent à Charlie et l'amant de Gemma qui n'est autre qu'un jeune étudiant noble mais sans le sou. D'autres personnages jalonnent ainsi le récit, aussi bien croqués les uns que les autres. Une belle étude de mœurs et une intéressante adaptation contemporaine du roman « Madame Bovary » de Gustave Flaubert. A découvrir si ce n’est déjà fait ! 



samedi 15 novembre 2008

Le sec et l’humide de Jonathan Littell

« Le sec et l’humide : une brève incursion en territoire fasciste » est un texte qui fut rédigé en 2002, en pleine écriture des « Bienveillantes », qui reçu le Prix Goncourt et le Prix du roman de l'Académie française en 2006.

Cet essai est le fruit de la rencontre de deux documents écrits à des périodes différentes :

1° Le livre « Mӓnnerphantasien » (« Fantames mâles ») de Klaus Theweleit. Il s’agit d’une étude datant de 1977 sur les Freikorps, milice allemande créée après la première guerre mondiale pour défendre la frontière de l’Allemagne de l’Est contre une éventuelle invasion russe mais également pour contrer les tentatives de révolution dans le pays, notamment communistes et socialistes. Pour informations, les Freikorps furent dissous en 1921, et si certains d’entre eux rejoignirent la milice d’Hitler, la plupart se sont engagés dans la milice de droite des Stahlhelm.

A partir de l’étude des récits de guerre, journaux et mémoires des miliciens allemands du début des années 20, Klaus Theweleit se livre à une approche inédite du fascisme : en analysant la structure mentale de la personnalité fasciste, il en viendra à considérer le fasciste non pas comme le fruit d’une idéologie mais comme la traduction d’états corporels dévastateurs, qu’il nomme le « mâle-soldat ».

2° Le livre « La campagne de Russie » écrit par Léon Degrelle pendant son exil en Espagne et publié en 1949. Léon Degrelle est un fasciste belge fondateur du mouvement Rex, qui se rapprochera du national-socialisme et collaborera étroitement avec l’occupant allemand. Il combattra sur le front de l’Est avec la 28e division SS Wallonie et terminera la guerre en tant que SS-Obersturmbannführer et Volksführer der Wallonen.

Abondamment illustré, cet essai commence par un historique du fasciste belge Léon Degrelle, revenant sur son parcours depuis la fondation du mouvement Rex jusqu’à son exil en Espagne en 1945, où il vécut près de quarante années.

Jonathan Littell s’applique à étudier le texte du fasciste Léon Degrelle avec la grille d’analyse proposée par Klaus Thewelet. Aussi, malgré le fait que Léon Degrelle soit de vingt à trente ans plus jeune que les miliciens étudiés par Klaus Theweleit et qu’il appartienne à une autre culture, Jonathan Littell y retrouve les mêmes comportements et champs lexicaux, ordonnés autour « de la peur panique de la dissolution des limites corporelles ».

Il retrouve donc, en analysant le discours de Degrelle à partir des clés données dans le livre de Klaus Theweleit, cette opposition binaire « du dur et du mou », qui fait immanquablement penser à l’anthropologue Claude Lévi-Strauss qui écrivit en son temps « Le cru et le cuit ».

Le « mou » dont il est question ici fait référence à la boue, la fange, le visqueux, la marée rouge, la peur de tout ce qui liquéfie le corps, tout ce mou auquel le mâle-soldat s’oppose en recourant à sa verticalité, sa virilité, sa droiture, sa pureté, sa carapace corporelle endurcie afin d’éviter toutes menaces de fragmentations, lui qui possède ce corps « pas-encore-complètement-né » du fasciste (dixit Klaus Theweleit).

On peut voir le « Le sec et l’humide » comme une sorte d’analyse des mots et des discours du bourreau fasciste, qui fut sans nul doute bien utile pour construire la langage de son personnage principal Maximilian Aue des « Bienveillantes ».

Jonathan Littell n’évite pas non plus quelques écarts de langage dans ce texte, qui n’apportent franchement rien, si ce n’est de la provocation gratuite pas vraiment des plus gracieuses.


Pour votre information, la couverture du livre est une photo de Léon Degrelle au combat en Ukraine (1941-42).


Du même auteur, à lire sur ce blog :

* Les bienveillantes de Jonathan Littell

vendredi 14 novembre 2008

Debout les morts de Fred Vargas

Quatrième de couverture

Un matin, la cantatrice Sophia Siméonidis découvre, dans son jardin, un arbre qu'elle ne connait pas. Un hêtre. Qui l'a planté là ? Pourquoi ? Pierre, son mari, n'en a que faire. Mais la cantatrice, elle, s'inquiète, en perd le sommeil, finit par demander à ses voisins, trois jeunes types un peu déjantés, de creuser sous l'arbre, pour voir si... Quelques semaines plus tard, Sophia disparaît tandis qu'on retrouve un cadavre calciné. Est-ce le sien ? La police enquête, Les voisins aussi. Sophia, ils l'aimaient bien. L'étrange apparition du hêtre n'en devient que plus énigmatique.

Quelques chiffres : « Debout les morts » est le quatrième roman de l’auteur, mon troisième Fred Vargas et ma première infidélité au commissaire Adamsberg !

A l’instar des trois mousquetaires, ce n’est pas trois mais quatre personnages qui prendront le relais du fameux commissaire : un trio d’historiens appelés les Evangélistes - Mathias spécialiste de la préhistoire, Marc du Moyen Âge et Lucien de la première guerre mondiale – et l’oncle de l’un d’eux, le vieux Vandoosler, un ancien flic mis sur la touche car un brin trop ripou. Le tout cohabitant dans la même maison délabrée, située dans le voisinage de la cantatrice Sophia Siméonidis, disparue mystérieusement. Ni une ni deux, nos joyeux comparses vont se transformer en improbables détectives prêts à tout pour découvrir le meurtrier.

Ce roman ne déroge pas à la règle, nous y retrouvons le ton et le style Fred Vargas : l’essentiel n’est pas du côté de l’intrigue mais du côté des personnages excentriques et originaux, de l’humour, des situations cocasses, des méthodes d'investigation surprenantes et de l’ambiance déjantée. Une lecture pour se faire plaisir, tout simplement…

Prix du polar de la ville du Mans 1995, prix mystère de la critique 1996, prix Duncan Lawrie International Dagger 2007 qui récompense le meilleur roman policier étranger paru en Grande-Bretagne.


samedi 8 novembre 2008

Best Love Rosie de Nuala O’Faolain

Décédée cette année à l’âge de 68 ans à Dublin, l’écrivaine irlandaise Nuala O’Faolain est l’auteur de cinq romans dont le dernier « Best Love Rosie ». Elle a notamment obtenu le prix Fémina du roman étranger pour L’histoire de Chicago May, chroniqué sur ce blog.

Récits d’inspiration le plus souvent biographique et autobiographique, Nuala O’Faolain se dévoile beaucoup dans ses romans, que ce soit au sujet du poids des traditions et de la religion dans la très catholique Irlande, de son alcoolisme, de sa sexualité, de sa défense des droits de la femme, de la nécessité de s'exiler de son Irlande bigote tant houspillée pour revenir malgré tout à son Irlande tant aimée aussi. En définitive, Nuala O’Faolain nous parle avant tout des problèmes auxquels sont confrontés les femmes irlandaises de sa génération, nées au début des années quarante, tout en demeurant très actuelle dans ses questionnements intimes et ses tâtonnements, doutes et craintes diverses. Un exercice d’introspection sans fards dans lequel de nombreuses femmes se reconnaissent sans difficultés. « Best Love Rosie » ne fait pas exception à la règle.

Rosie, la cinquantaine bien entamée et quasi célibataire depuis que son amant a le moral en berne, décide de tirer avantage de sa vie d’indépendante sans mari ni enfant et de la fin de son contrat pour rentrer en Irlande après avoir vécu une vie bien remplie aux quatre coins du monde. Sa vieille tante Min, cette femme qui l’a élevée depuis la mort de sa mère et qui s’enfonce jour après jour un peu plus dans l’alcool et dans la dépression, a plus que jamais besoin de ses soins et de toute son attention. Mais le retour au bercail est douloureux : les souvenirs ressurgissent, la solitude afflige, les doutes émergent. Pour échapper à la morosité, Rosie décide d’échafauder un projet de manuel de développement personnel pour cinquantenaires avec l’aide de son vieil ami Markey. Aujourd'hui libraire à Seattle, Markey fut l’homme pour lequel elle avait éprouvé tant d’amour... elle ne comprit d’ailleurs jamais pourquoi celui-ci n’avait jamais répondu à ses attentes jusqu’au jour où elle découvre qu’il préfère les garçons ! Rosie a toujours eu un don pour les amours impossibles…

Rosie, qui aimerait discuter de son projet avec Markey, décide de se rendre pour un court séjour en Amérique, tout en ayant placé auparavant sa tante Min dans une maison de retraite jusqu’à son retour. Mais une surprise de taille l’attend lorsqu’elle apprend que Min, qui a fait une fugue, s’est mise en tête de la rejoindre à Manhattan. Très vite les rôles s’inversent : la vielle Min, qui se sent galvanisée par sa découverte de l’Amérique, décide de rester dans la patrie de l’oncle Sam afin d’y trouver du travail au noir et des logements insalubres en compagnie de ses nouveaux amis, clandestins tout comme elle. Alors que Min trouve une seconde jeunesse en Amérique, Rosie rentre plus seule que jamais en Irlande…

C’est avec beaucoup d’humour, de sensibilité et de tendresse que Nuala O’Faolain nous présente l’histoire de ces deux femmes, l’une en fin de vie qui décide de brûler ses dernières cartouches dans un feu de joie, l’autre dans un tournant de sa vie de femme, en pleine crise de l’âge mûre que la vieillesse angoisse, l’âge où le corps décline alors qu’il est toujours aussi désirant tout en étant de moins en moins désirable.

On peut présenter le thème majeur du roman comme celui de la difficulté d’être une femme et de vieillir tout en demeurant séduisante et désirable, mais ce ne serait pas lui faire justice en n’allant pas au-delà, puisqu’on y parle également d’exil, de nostalgie, de solitude, du sentiment maternel, des tourments de l’âme, d’amitié, du manque, des hommes…

« Je répétais à mon cœur : Cesse de brûler, cesse de me faire mal, calme-toi, il n’y a aucun remède à ton angoisse et tes regrets.  Je savais que le sexe était bon pour le moral et que je pouvais m’estimer heureuse, parce que beaucoup de célibataires – et sans doute de personnes mariées – de mon âge n’avaient que trop peu d’occasions de faire l’amour.  Et j’appréciais pleinement ma chance.  Mais le Temps s’était invité dans le lit avec nous – mon ventre mou sur la hanche anguleuse de Leo, son bras osseux autour de moi.  Et, à présent, la dure leçon du Temps sur l’impuissance d’autrui à apaiser notre souffrance se rappelait à moi.  Je ne pouvais pas dire à Leo : Désole-toi avec moi que les amants vieillissent.  Je ne pouvais pas lui dire : Me retrouver si près de toi me fait sentir encore plus cruellement ma solitude ordinaire.
 
Chacun doit grandir sans importuner les autres.
 
C’était mon problème.  Moi seule trimballait le souvenir de ce qui avait été – la gloire du monde tel que je l’imaginais quand j’étais jeune, quand la passion semblait me faire accéder à un immense royaume, quand, parfois, j’avais l’impression de quitter la Terre pour m’élancer dans l’univers et y scintiller de tout mon être.  Quand je ne me posais aucune question sur moi-même.  Quand j’avais foi en tout.
 
Oh, rendez moi cela ! ai-je supplié la pièce obscure et silencieuse.  Oh, rendez-le moi ! Que je puisse revivre ma vie avec ce que je sais maintenant ! Rendez-moi un commencement ! »

Il y a décidément beaucoup de chaleur humaine qui se dégagent de ces pages, sans oublier des personnages pour lesquels, nous lecteurs, ne pouvons que ressentir beaucoup d’empathie et de sympathie.
Une belle humanité pour un dernier au revoir… quant à moi, je vous dis à bientôt Madame Nuala O’Faolain, dans la mesure où je compte bien de pas en rester là puisqu’il me reste encore à découvrir trois de vos romans.

mercredi 5 novembre 2008

Les déferlantes de Claudie Gallay

La lecture de ce roman vient au meilleur moment, celui où j’éprouve le besoin d’une lecture plus accessible. Effectivement, entre le dernier Pynchon, que j’ai fini par abandonner, et le roman colossal « Central Europe » de William-T Vollmann, toujours en cours de lecture, je n’ai décidément pas choisi la facilité ces dernières semaines. Aussi, lorsque je suis tombée sur « Les déferlantes » à la bibliothèque, roman que je guettais depuis sa sortie et précédé d’une excellente réputation, je n’ai pas hésité une seconde à l’emprunter.

Me voilà donc transportée dans le Cotentin, à la pointe de la Hague, dans un village où vit quelques hommes aux caractères aussi rudes que le climat qui y sévit. La narratrice, une femme d’une quarantaine d’années, vient d’y trouver refuge depuis quelques mois.

« J’étais arrivée ici à l’automne, avec les oies sauvages, ça faisait un peu plus de six mois. Je travaillais pour le Centre ornithologique de Caen. J’observais les oiseaux, je les comptais, j’avais passé les deux mois d’hivers à étudier le comportement des cormorans les jours de grands froids. »

Arpenter les landes, observer les falaises et leurs oiseaux migrateurs dans ce lieu âpre et désolé, travail aussi répétitif que solitaire qui répond parfaitement à ses besoins quotidiens : en deuil de son compagnon, décédé après plusieurs mois de souffrance, elle se sent depuis lors habitée par un sentiment de perte et de manque absolu.

« Des mois que j’étais sans toi. Le manque absorbait tout. Il absorbait même le temps. Jusqu’à l’image de toi.»

Si elle est mal payée pour ce travail, elle est néanmoins logée dans un ancien hôtel :

« Cent mètres après l’auberge, juste le quai à traverser, une maison bâtie en bout de route, presque dans la mer. Avec rien autour. Les jours de tempête, seulement le déluge. Les gens d’ici disaient qu’il fallait être fou pour habiter dans un tel endroit. Ils lui avaient donné ce nom, le Griffue, à cause des bruits d’ongles que faisaient les branches des tamaris en grinçant contre les volets. »

Les gens d’ici, ce n’est rien d’autres qu’une poignée d’hommes : il y a les colocataires Raphaël le sculpteur et sa sœur Morgane, dont Max - le benêt du village - est fou amoureux, il y a Lili la tenancière du bar et la Mère, il y a Théo l’ancien gardien de phare, père de Lili et séparé de la Mère, sans oublier la vieille Nan, que tout le monde craint et dit être à moitié folle et Monsieur Anselme, fervent admirateur de Jacques Prévert, qu’il fréquentait lorsque ce dernier habitait dans sa maison à Omonville-la-Petite dans la Manche, ultime demeure du célèbre poète qui y sera enterré lorsqu’il mourut des suites d'un cancer du poumon.
Pour eux, elle est la Horsain, l’étrangère, celle qui n’était pas née de là.

« Pour toi, j’étais Ténébreuse. Ce nom dans ta bouche, tu m’appelais comme ça. Tu disais que ça venait de mes yeux et de tout ce qui les hantait. »

Lambert fait son apparition un jour de grande tempête, où le ciel bas et sombre, le bruit du vent assourdissant et les vagues noires sous la violence s’emmêlent comme des corps, ces déferlantes qui inondent le quai comme si la mer remontée sur les terres avait tout englouti. Sur la plage dévastée, la vieille Nan croit reconnaître en lui le visage d'un certain Michel. D'autres, au village, ont pour lui des regards étranges. Cet homme intrigue la Horsain : ne serait-il pas le fils Perack, cet enfant qui avait perdu sa famille, noyée la nuit où leur voilier s’est retourné en revenant d’Aurigny, il y a maintenant quarante ans. Ce fils Perack qui en veut depuis à la mer. Mais n’en veut-il pas plutôt aux hommes ? Plus particulièrement à Théo, l’ancien gardien de phare, qu’il accuse d’avoir éteint momentanément la lanterne du phare la nuit du drame. Tous semblent avoir quelque chose à taire, et la Horsain va s’employer à trouver les réponses aux questions qui ne cessent de la hanter depuis l’apparition de Lambert.

Le poids du secret, le deuil, la perte, le manque, la solitude, l’absence et les amours perdus, le tout porté par une écriture âpre qui va à l’essentiel. Voilà un roman qui n’usurpe pas sa réputation ! Même si l’intrigue se dévoile trop aisément à mi-parcours du chemin, je n’ai pas boudé mon plaisir de lecture dans ce huis clos au bout du monde de la pointe du Cotentin.

« Les vents qui soufflent les jours de tempête sont comme des tourbillons de damnés. On dit qu’ils sont des âmes mauvaises qui s’engouffrent à l’intérieur des maisons pour y prendre ce qu’on leur doit. On, c’est-à-dire ceux qui restent, les vivants. »



lundi 3 novembre 2008

La cité des Jarres de Arnaldur Indridason

Un nouveau cadavre est retrouvé à Reykjavik. L'inspecteur Erlendur est de mauvaise humeur : encore un de ces meurtres typiquement islandais, un " truc bête et méchant " qui fait perdre son temps à la police... Des photos pornographiques retrouvées chez la victime révèlent une affaire vieille de quarante ans. Et le conduisent tout droit à la " cité des Jarres ", une abominable collection de bocaux renfermant des organes...

N’ayant pas lu la série dans l’ordre de parution des romans, La cité de Jarres est la première enquête de l’inspecteur Erlendur mais ma troisième lecture en ce qui me concerne. Une conclusion s’impose à la lecture de mes trois romans d’Indridason : je suis accro à l’ambiance particulière de ces polars venus du nord, au ton sombre, rude et froid.

Ce premier roman, où il est question de viol, de filiation, d’hérédité et de recherches génétiques, est de bonne facture et ne m’a pas déçue, même si je l’ai trouvé un peu en deçà des autres romans déjà lus : l’approche psychologique y est moins poussée et le dénouement sans trop de surprises. Mais nous sommes bien chez l’inspecteur Erlendur : la victime est plus du coté du meurtrier que celui de la personne assassinée, l’enquête en cours sert souvent de prétexte à dénouer les fils d’événements qui se sont passés bien avant le meurtre proprement dit et l’élucidation de disparitions anciennes y tient toujours une place prépondérante.

On y parle également d’actualité scientifique islandaise et de débats éthiques qui ont agité le pays lorsque la société DeCode Genetics, filiale d’un puissant groupe pharmaceutique, a acheté pour une somme rondelette au gouvernement islandais les données génétiques de toute la population en vue d’effectuer des recherches de grande ampleur sur les maladies génétiques héréditaires, la population insulaire constituant un groupe cible idéal pour ce type de recherche du fait de sa grande homogénéité.

'La Cité des jarres' a remporté le prix Clé de verre du roman noir scandinave, le prix Mystère de la critique 2006 et celui du coeur noir. Il a également été adapté au cinéma sous le titre Jar City.

vendredi 24 octobre 2008

La fille sans qualités de Juli Zeh

Le jeu pervers de deux élèves du lycée privé Ernst-Bloch, lycée huppé situé à Bonn en Allemagne, trouve son épilogue dans un bain de sang. L'avocate à laquelle on confie l'affaire est bouleversée, tant elle a du mal à juger cet acte. Elle entreprend alors d'écrire l'histoire des trois protagonistes, leur rencontre, les prémices du jeu, son déroulement jusqu'à l'irruption de la violence.

Les deux élèves en question se nomment Ada (quatorze ans) et Alev (dix-huit ans).
Ada, dotée d’une intelligence supérieure mais dépourvue d’un physique avenant, n’est pas une adolescente comme les autres : froide, s’isolant volontairement des autres, elle se sent totalement indifférente au monde, indifférente à ses sentiments, n’hésitant pas à clamer l’équivalence de toutes choses : « Je peux faire ce que tu attends de moi comme je peux le refuser. Pour moi, les deux possibilités ont une valeur identique. »  Alev, qui débarque au lycée un an après Ada, se fait très vite remarquer : sa séduction, son érudition, son assurance, son tempérament et son cynisme lui confèrent d’emblée une position dominante parmi ses pairs.

Ada, qui trouve en Alev un partenaire à sa hauteur, tombe elle aussi rapidement sous son charme. Alev se rend vite compte de l’effet qu’il produit sur Ada, cette étrange fille sans qualités ni véritable identité. Lui non plus ne croit plus en rien, si ce n’est à la toute puissance de l’instinct du jeu. Et une manière de la mettre à l’épreuve est de se transformer en show master qui établit les règles du jeu des destins, une sorte de maître du jeu pervers et machiavélique qui n’hésitera pas à jeter son dévolu sur leur jeune professeur de sport, Smutek, réfugié polonais ambitieux. Ada et Alev, s’autoproclamant arrière-petits-enfants des nihilistes et de Nietzsche, sans oublier Smutek, telles sont les pièces d’un vaste échiquier où la domination, la manipulation, l’humiliation, le chantage, l’immoralité et la perversité se feront la part belle.

Plusieurs références émaillent « La fille sans qualités ». Celles qui reviennent le plus souvent se réfèrent à Nietzsche ou à « L’homme sans qualités » de Robert Musil. N’étant pas férue de philosophie, je suis sans nul doute passer entre certaines mailles du filet tendu par Juli Zeh, qui nous livre là un roman aussi exigeant qu’interpellant, avec parfois ce sentiment de naviguer entre le film « Elephant » de Gus Van Sant et le roman « Les liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos, mais il est aussi bien plus que cela. L’auteur dissèque les conséquences de la crise des valeurs et des grandes idées, l’absence de l’idéologie et la fin des idéaux de notre société contemporaine sur une certaine jeunesse en mal d’identité qui ne croit plus en rien, si ce n’est à l’instinct et au démon du jeu, « l’ultime forme possible d’existence et par conséquent l'ultime forme possible de bonheur », où la frontière entre le bien et le mal est des plus floues et des plus fragiles. Ce roman, qui n’évite pas toujours certaines lourdeurs et certaines envolées philosophiques, reste néanmoins magistral dans la démonstration. Il n’a donc pas usurpé le titre très convoité d’événement littéraire à sa parution.


mardi 21 octobre 2008

Dans le café de la jeunesse perdue de Patrick Modiano

J'ai enfin lu mon premier roman de Patrick Modiano. J'ai l'impression, à  lire les commentaires au sujet de ses précédents romans, que nous retrouvons tous les thèmes qui lui sont chers : la nostalgie, l'absence, le refus de l'absence, le besoin de comprendre, la beauté des choses perdues, le souvenir... 

Il marque l'empreinte de ses personnages au travers une multitude de noms de rues, procédé qui peut lasser mais qui souligne le besoin d'appuyer chaque souvenir sur des repères tangibles. L'emploi des noms de rues me faisait penser aux cailloux que le petit poucet de Charles Perrault laissait tomber le long de sa route pour retrouver plus aisément son chemin et remonter à la source… 

Dans le café de la jeunesse perdue m'a aussi laissée dubitative : ai-je aimé ? Je ne sais pas, je reste perplexe. J'ai surtout eu l'impression d'avoir levé un coin du voile sur l'univers d'un auteur, tout en gardant un goût de trop peu. 




"J'ai toujours cru que certains endroits sont des aimants et que vous êtes attiré vers eux si vous marchez dans leurs parages. Et cela de manière imperceptible, sans même vous en douter. Il suffit d'une rue en pente, d'un trottoir ensoleillé ou bien d'un trottoir à l'ombre. Ou bien d'une averse. Et cela vous amène là, au point précis où vous deviez échouer. Il me semble que Le Condé, par son emplacement, avait ce pouvoir magnétique et que si l'on faisait un calcul de probabilités le résultat l'aurait confirmé: dans un périmètre assez étendu, il était inévitable de dériver vers lui. J'en sais quelque chose. "

samedi 18 octobre 2008

Trois fermiers s'en vont au bal de Richard Powers

Richard Powers est un auteur à succès reconnu par la critique comme un des écrivains les plus originaux de la génération après guerre. Il a notamment été cité par le magazine Esquire comme l’un des trois plus grands écrivains de la décennie, aux côtés de Martin Amis et Don Lillo. Trois romans ont été traduits à ce jour : « Trois fermiers s’en vont au bal », « Le temps où nous chantions » et « La chambre aux échos », couronné par le National Book Adward, l’une des plus importantes distinctions littéraires américaines.

Trois histoires dans un même roman, un seul point commun : une photo du célèbre photographe August Sander, portraitiste professionnel allemand dont l’ambition était d’établir une sorte de cartographie de l’homme du XXe siècle. Le cliché en question, repris sur la couverture du roman, est celui de trois jeunes fermiers endimanchés s’en allant au bal du 1e mai, immortalisés par Sander en 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale.

Le narrateur, de passage à Détroit, profite de ses quelques heures de transit disponibles pour aller visiter le Détroit Institut of Arts, un des plus grands musées des États-Unis. Il y découvre cette photo qui deviendra une véritable obsession : qui sont ces fermiers ? Qu’est-il advenu de ces trois jeunes hommes pris en photo la veille de la Grande Guerre ?

A Boston, Peter Mays, journaliste pour magazine informatique, découvre par un curieux hasard de circonstance une vieille photo jaunie de Henri Ford accompagné d’un jeune homme qui lui ressemble étrangement.

Pendant ce temps, de l’Europe dévastée par la guerre 14-18, nous suivons les pérégrinations de trois jeunes fermiers emportés dans le tourbillon de l’histoire.

Les éléments étant posés, Richard Powers nous invite à une grande saga familiale et historique de l’Europe dévastée par la Grande Guerre à l’Amérique contemporaine, en passant par quelques personnages illustres tels qu’August Sander mais également Henri Ford ou Sarah Bernhardt. Destins qui se croisent, mémoires, réminiscences et résonances du passé, échos dans le présent, les pièces du puzzle commencent à se mettre en place à mi-parcours du récit.

Que penser de ce roman foisonnant ? Je suis assez indécise, il y a du bon et du moins bon, l’auteur m’interpelle par son érudition mais j’ai parfois eu l’impression d’être un peu hors piste, n’étant pas toujours certaine d’emprunter le bon chemin vers lequel l’auteur tentait de me mener. Les cents premières pages sont particulièrement touffues et denses, il faut s’accrocher pour ne pas se perdre en cours de route, mais les choses se tassent progressivement pour prendre un rythme de croisière plus mesuré. Je ne peux pas m’empêcher de considérer ce genre de roman clinquant et un peu tape à l’œil, contenant parfois des digressions un chouia ampoulées qui ont fait qu’il m’est arrivé de survoler quelques passages un peu trop hermétiques et pédants à mon goût. Beaucoup d’érudition et de cérébralité pour peu d’émotions en fin de compte. Néanmoins, je n’oublie pas non plus qu’il s’agit d’un premier roman ambitieux et original au sujet assez casse gueule, raison pour laquelle je ne m’arrêterais pas à ce roman. D’autant plus qu’on se sent plus intelligent après qu’avant ! A suivre donc, mais pas tout de suite, histoire de se donner du temps pour digérer un peu tout ça…

Enfin, j'aimerai terminer par l'épigraphe d'un des chapitres du livre, qui apporte un éclairage parmi d’autres du roman : « Chaque décision est comme un meurtre, et nous marchons sur les cadavres mort-nés de nos moi possibles qui ne seront jamais ». René Dubos. 


vendredi 17 octobre 2008

La nuit des tournesols de Jorge Sanchez-Cabezudo


 
La noche de los girasoles (La nuit des tournesols) est le premier long métrage du réalisateur Jorge Sanchez-Cabezudo, également scénariste du film.

Nous sommes au cœur des Pyrénées espagnoles, en pleine campagne. Une femme sauvagement assassinée est retrouvée dans un champ de tournesols.

Parallèlement à ce fait divers qui fait la une des toutes les radios et télévisions espagnoles, un archéologue débarque dans un petit village de compagne suite à la découverte d’une grotte qui pourrait représenter un attrait touristique pour la région. Son couple est un peu boiteux, et sa compagne, qui n’a pas du tout envie de se retrouver seule pendant ces investigations, décide de le surprendre en le rejoignant sur les lieux. Elle fera malheureusement une mauvaise rencontre et sera sauvagement violée par un représentant de commerce, simple vendeur d’aspirateur, qui prospectait dans les environs.

Deux vieillards dont el loco (le fou), qui sont aussi les derniers habitants du hameau abandonné à proximité du village, ne font que se chamailler.

Au village, un policier trompe la fille de son supérieur.

Les dés sont jetés, les protagonistes mis en place, le rideau se lève sur nos peurs, nos turpitudes et nos lâchetés, l’engrenage des événements prend forme dans un huit clos étouffant et glaçant à la fois. Lorsque le désir de vengeance et la violence sont mauvaises conseillères…

Ce suspense, découpé en plusieurs chapitres, nous confronte aux différents points de vue des protagonistes. J’ai beaucoup apprécié ce film, pour l’excellent jeu des acteurs, la psychologie des personnages, l’histoire, la tension et l’atmosphère étouffante et oppressante qui s’en dégagent, avec une mention spéciale pour la scène de viol qui fait vraiment peur, cet anodin représentant de commerce se transformant en bête sauvage m’a donnée des sueurs froides qui ne m’ont plus quittée jusqu’à la fin du film. J’ai bien aimé aussi sa façon de porter à l’écran la désertification des campagnes en plantant ses caméras dans un petit village rural espagnol, aussi âpre et aride que les événements mis en scène. Une belle réussite pour une première réalisation, je vais d’ailleurs guetter les prochains films de Jorge Sanchez-Cabezudo avec impatience et curiosité !

Extrait d’une interview du réalisateur :

La Nuit des tournesols "n'est pas un film choral". "Au contraire, c'est une collection de personnages qui, tour à tour, racontent leur histoire, à la manière des coureurs d'une course de relais. Leurs choix et réactions apportent au film des retournements de situation aussi inattendus qu'inévitables. J'ai voulu mettre en scène des personnes ordinaires, mais qui doivent faire face à des situations extrêmes. L'une des ambitions principales du film est d'explorer les réactions de ces gens ordinaires amenés à faire face à une situation complexe et dramatique. Comment leur psychologie personnelle, leurs mécanismes émotionnels et les circonstances peuvent-ils expliquer de tels comportements et, par-dessus tout, leur permettre de justifier leurs actions et de vivre avec ?

La Nuit des tournesols a remporté le Prix Sang Neuf au Festival du Film Policier de Cognac en 2007, le Meilleur Film au Festival de Miami 2007. 


lundi 13 octobre 2008

La prédiction d’Alice Hoffman

Quatrième de couverture

Une époque sanglante. Un peuple de femmes à cheval. L'homme est l'ennemi, depuis toujours. Pluie, baptisée ainsi pas sa mère, est le fruit du chagrin. Elle s'efforce de grandir, sans amour, d'apprendre à se battre. Car, à son tour, elle deviendra reine. C'est prédit. Mais Pluie est différente de ses " sœurs " de tribu. Avec ses doutes mais aussi son courage et sa sensibilité, elle découvre des émotions nouvelles, s'attache à un homme... Existerait-il d'autres voies que la haine et la guerre ? L'étonnante histoire d'un peuple d'amazones en pleine mutation. Un récit envoûtant, limpide et poétique qui soulève des questions fondamentales.

 J’aime beaucoup Alice Hoffman, une auteure appréciée en Amérique (elle est l'une des romancières les plus lues aux Etats-Unis) mais demeurant peu connue chez nous. Je ne tenais malheureusement pas à l’époque un carnet de mes lectures, mais je peux vous conseiller la lecture des romans suivants : Un secret bien gardé , La lune tortue  et Seul parmi les loups, romans que j’ai vraiment bien appréciés. Pas que ce soit de la haute littérature, mais elle arrive à créer un climat particulier, une ambiance, des personnages intéressants à la psychologie fouillée, bref des lectures détentes de bonnes factures sans pour autant être idiotes car elle est plutôt habile quant il s’agit de révéler les courants les plus sombres de la vie américaine contemporaine.

Il s’agit ici d’un court roman écrit pour la jeunesse, ce qui m’étonne un peu vu l’âpreté du récit, que ce soit au niveau de l’histoire que de l’écriture. Alice Hoffman nous raconte l’histoire des amazones de l’intérieur, par l’entremise de la jeune Pluie, future reine de la communauté. De nombreux sujets difficiles sont ébauchés, que ce soit la violence, le viol à répétitions, le meurtre, la guerre, l’organisation de ce peuple nomade mais aussi l’euthanasie des jeunes garçons nés lors des cérémonies de fécondations dirigées par les amazones avec les hommes prisonniers de guerre ou l’homosexualité féminine. Pluie se démarque peu à peu de ce culte de la guerre en se posant de nombreuses questions, les prédictions de l’oracle la confortant dans l’idée que le temps du changement est venu. Roman d’apprentissage, ce court récit n’est pas vraiment représentatif de ce que j’ai lu de l’auteure jusqu’à présent. Intéressant mais sans plus, je n’ai pas retrouvé cette magie que j’avais ressentie à la lecture de ses autres romans, l’écriture rude et sèche nous situant d’emblée à distance des événements décrits, alors que j’avais l’habitude de me plonger littéralement dans ses romans, ne pouvant plus les lâcher avant de lire le mot fin. Lisez donc plutôt les livres que je vous ai conseillés ci-dessus ! Ceci dit, je crois que ces romans toucheront plus la gent féminine… vous voilà prévenu messieurs !

Un court extrait qui donne tout de suite le ton du roman :

« La reine me gifla à toute volée. Mes oreilles se mirent à bourdonner. Toutes les mères giflaient leurs filles le premier jour où elles saignaient, c’est ainsi qu’elles les accueillaient dans le mode des femmes, qui apportait son lot de douleur à laquelle nous devions nous préparer. »

lundi 6 octobre 2008

La bête du Gévaudan de Michel Louis

Quatrième de couverture

De 1764 à 1767, une bête mystérieuse sème la terreur dans le Gévaudan et dans le sud de l’Auvergne, tuant hommes, femmes et enfants. Michel Louis nous livre de cette fameuse affaire un récit passionnant : toutes les attaques de la bête, les grandes chasses, la terreur des campagnes, les actions héroïques de certains paysans, les intrigues des puissants qu’excite la convoitise des honneurs et de l’énorme récompense promise à qui tuerait la bête. Cet ouvrage est le plus complet qui ait été écrit sur une des plus célèbres énigmes de notre histoire. C’est aussi un plaidoyer en faveur de l’éternel accusé, le loup, dont Michel Louis prouve l’innocence et demande la réhabilitation.

Je profite de ma lecture de « L’homme à l’envers » de Fred Vargas pour vous présenter, en complément, un essai sur la bête du Gévaudan. Je vous conseille vivement ce petit bouquin en édition de poche si vous vous intéressez au sujet, sa lecture est vraiment plaisante et intéressante, reprenant les faits tels qu’ils se sont passés, les enquêtes qui ont eu lieu, les témoignages de l'époque, expliquant le pourquoi du comment de l’énorme retentissement de cette affaire dans tout le royaume et les hypothèses de l’auteur, qui réfute totalement la thèse de la culpabilité du loup, étant par ailleurs plutôt bien placé pour la réfuter en tant que spécialiste des fauves et directeur du parc zoologique à Amneville. Cette reconstitution nous donne aussi l’impression de vivre les événements comme si on y était, une sorte de voyage dans le temps pour nous retrouver en 1764 au sud de l’Auvergne.


« Il y eut d’autres faits étranges, qui renforcèrent le peuple dans sa conviction que la Bête était un loup-garou : Le bruit avait volé comme l’éclair que deux femmes des Escures, paroisse de Fournels, en allant à la messe, avaient été rejointes par un homme extrêmement bourru [poilu]. Pendant tout le trajet qu’elles firent en compagnie de cet homme, en voyant les longs poils de son estomac à travers le fente de sa chemise, elles étaient tellement saisies de frayeur que la respiration leur manquait, et pouvaient à peine se tenir sur leurs jambes, quand cet homme les quitta brusquement ; et dans la matinée, on avait vu la Bête dans les environs. C’était, disait-on, le loup-garou, qui de rage voulait empêcher ces femmes d’aller à la messe. »

La bête du Gévaudan de Michel Louis, Édition Perrin, 03/01/2001, 338 pages


L’homme à l’envers de Fred Vargas

Quatrième de couverture

Réintroduire des loups dans le Mercantour, c’était une belle idée. Évidemment, on n’a pas tenu compte de l’opinion des bergers et, quelques mois plus tard, la révolte gronde. Mais est-ce bien un loup qui tue les brebis autour de Saint-Victor ? Les superstitions ressurgissent, un bruit se propage : ce n’est pas une bête, c’est un homme, un loup-garou. Lorsque Suzanne est retrouvée égorgée, la rumeur devient certitude : les loups n’agressent pas les hommes. À Paris, devant sa télé, le commissaire Adamsberg guette les nouvelles de la Bête du Mercantour, d’autant plus intrigué qu’il a cru reconnaître Camille sur la place de Saint-Victor...

Tadamm, j’ai terminé mon deuxième roman de Fred Vargas, deuxième tome également des aventures du commissaire Adamsberg, qui signe là une variation sur le thème de la bête du Gévaudan. Et bien j’aime beaucoup, Fred Vargas nous convie une nouvelle fois à un pur moment de délassement (je me la joue un peu grande connaisseuse alors que je n’ai lu jusqu’à présent que deux de ses romans lol), non pas tellement pour l’intrigue policière mais avant tout pour l’ambiance, les personnages picaresques, l’humour, le décalage de certaines situations, toutes ces petites choses qui donnent tout le charme à ses romans.

Le commissaire Adamsberg est par ailleurs assez peu présent, le personnage principal étant Camille, la fameuse Camille, la dulcinée qui ne cesse d’apparaître/disparaître dans la vie du commissaire, et qui se trouve être compositrice de musique mais également plombière à ses heures perdues, ne trouvant le réconfort qu’à la lecture du catalogue d’outillages professionnels…

Certains se demanderont peut-être ce que peut bien cacher ce titre accrocheur « L’homme à l’envers ». Je ne pense pas dévoiler grand-chose de l’intrigue en vous racontant la croyance selon laquelle le loup-garou serait un homme reconnaissable par son absence totale de pilosité à la surface de sa peau, cette pilosité se retrouvant en fait à l’intérieur du corps, en dedans, d’où la conviction de détenir la preuve d’être en présence d’un loup-garou en lui ouvrant le corps de haut en bas pour y découvrir toute la pilosité interne utile à sa transformation en loup. Evidemment, le tout est de ne pas se tromper de bonhomme, la démarche inverse étant nettement plus délicate :)

En conclusion, ce fut une lecture plaisante, un roman qui se lit d’une traite, une délicieuse friandise qui se déguste avec gourmandise, je ne boude pas vraiment mon plaisir d'être en compagnie du commissaire Adamsberg et compte bien entamer rapidement le suivant sur ma liste !

« L’homme à l’envers » a reçu le Grand Prix du Roman noir de Cognac 2000.

jeudi 2 octobre 2008

La vie en sourdine de David Lodge

Quatrième de couverture

Desmond a des problèmes d'ouïe. Et d'ennui. Professeur de linguistique fraîchement retraité, il consacre son ordinaire à la lecture du Guardian, aux activités culturo-mondaines de son épouse, dont la boutique de décoration est devenue la coqueluche de la ville, et à son père de plus en plus isolé là-bas dans son petit pavillon londonien. Lors d'un vernissage, alors que Desmond ne comprend pas un traître mot de ce qu'on lui dit et répond au petit bonheur la chance, une étudiante venue d'outre-Atlantique lance sur lui ce qui ressemble très vite à une OPA. Pourquoi Desmond ne l'aiderait-il pas à rédiger sa thèse ? Le professeur hésite. Pendant ce temps son père, martial, continue à vouloir vivre à sa guise et son épouse à programmer d'étonnants loisirs... Comique, tragique, merveilleusement autobiographique, le nouveau roman de David Lodge s'inscrit dans le droit fil de Thérapie.

J’ai enfin lu mon premier roman de David Lodge, il était temps me diriez vous !
« La vie en sourdine » est son dernier roman, paru dans la foulée de la rentrée littéraire 2008. Pourquoi ai-je attendu tout ce temps pour découvrir cet auteur excellant dans la comédie de mœurs et la satire universitaire ? Aucune idée, quoi qu’il en soit, il n’est jamais trop tard pour commencer, d’autant plus que ce fut une très agréable lecture, prémisse des plus favorables pour poursuivre ma découverte de cet auteur.

J’ai été traversée par toute une gamme d’émotions au cours de ma lecture, allant des rires aux larmes, amusée des déboires et des situations grotesques amenées par les problèmes de surdité de Desmond, émue et bouleversée par le vieillissement et la dégradation physique de son vieux père de 90 ans, partie du roman hautement autobiographique, qui frappe par sa justesse et son sens aigu de l’observation.

Un très bon roman de cette rentrée littéraire, que je vous conseille si vous n’avez pas peur de passer du rire aux larmes car si nous prenons beaucoup de plaisir aux passages où l’humour caustique et incisif se font la part belle, nous y côtoyons également une certaine gravité allant parfois jusqu’au seuil de la tragédie lorsqu’il nous parle de la vieillesse, de la déchéance physique et mentale et de la fin de ses proches.

Extrait p.210

« Qu’est-ce qui peut expliquer ce fléau proliférant de Noël ? Quand j’étais enfant, le jour de Noël et Boxing Day étaient des jours de fête et ensuite la vie reprenait son cours normal, mais maintenant Noël se poursuit sans relâche jusqu’au premier de l’an, fête plus stupide encore, de sorte que tout le pays est en fait paralysé pendant au moins dix jours, abruti d’avoir bu trop d’alcool, dyspeptique pour avoir trop mangé, fauché pour avoir acheté de cadeaux inutiles, lassé et irritable d’être resté confiné à la maison avec des membres de la famille casse-pieds et des enfants pleurnichards, les yeux au carré à force de regarder de vieux films à la télévision. C’est à n’en pas douter le pire moment de l’année pour prendre de longues vacances forcées puisque le temps est plus que jamais sinistre et que les heures d’ensoleillement sont les plus courtes. »

samedi 27 septembre 2008

Les belles choses que porte le ciel de Dinaw Mengestu

Quatrième de couverture

Le jeune Sépha a quitté l’Éthiopie dans des circonstances dramatiques. Des années plus tard, dans la banlieue de Washington où il tient une petite épicerie, il tente tant bien que mal de se reconstruire, partageant avec ses deux amis, Africains comme lui, une nostalgie teintée d’amertume qui leur tient lieu d’univers et de repères. Mais l’arrivée dans le quartier d’une jeune femme blanche et de sa petite fille métisse va bouleverser cet équilibre précaire…

Dinaw Mengestu fut une des agréables découvertes de la rentrée littéraire 2007 avec ce premier roman remarqué au magnifique titre « Les belles choses que porte le ciel », en référence aux derniers vers de L’enfer de Dante, cité au moment où Dante se prépare à quitter l’enfer :

« À travers un pertuis rond je vis apparaître certaines des belles choses que porte le ciel, et nous nous sommes avancés pour voir une fois encore les étoiles. »

Ce roman est remarquable dans sa façon de traiter les sujets sensibles et difficiles en les abordant par petites touches, effleurements et frôlements délicats. Nous sentons bien qu’il y a beaucoup de Dinaw Mengestu dans le personnage du jeune Sépha, tous deux ayant fui l’Ethiopie en proie à la révolution pour venir s’installer aux Etats-Unis, terre de toutes les promesses mais aussi de désillusions et de déceptions. Histoire d’exils, de déracinements, de nostalgie, de manque de repères, d’identités mais aussi de questions raciales, sociales et économiques, le tout constituant de véritables gouffres empêchant toutes communications réelles entre les personnages. Abordant l’essentiel avec beaucoup de pudeur, Dinaw Mengestu parvient à parler de sujets forts avec délicatesse et une certaine élégance, nous évitant par là un discours qui aurait pu être pesant. J’ai beaucoup aimé cette apparente légèreté désenchantée, touchante et émouvante, emplie d’humanité aussi. Un auteur prometteur à suivre, sans conteste.

«  Le récit… C’est peut-être ça, le mot que je cherche. Où est le grand récit de ma vie ? Celui que je pourrais déployer pour y chercher les signes et les clés m’indiquant ce que je suis en droit d’espérer pour la suite. Il semble s’être épuisé, si jamais une telle chose est possible. Il est plus difficile d’admettre que peut-être il n’a jamais existé du tout. Ai-je le courage d’expliquer tout ça comme accidentel ? »

mercredi 24 septembre 2008

Le rapport de Brodeck de Philippe Claudel


Extrait 

Extrait du roman : « Ne me demandez pas son nom, on ne l'a jamais su. Très vite les gens l'ont appelé avec des expressions inventées de toutes pièces dans le dialecte et que je traduis: Vollaugä - Yeux pleins - en raison de son regard qui lui sortait un peu du visage; De Murmelnër - Le Murmurant - car il parlait très peu et toujours d'une petite voix qu'on aurait dit un souffle; Mondlich - Lunaire - à cause de son air d'être chez nous tout en n'y étant pas; Gekamdörhin - Celui qui est venu de là-bas. Mais pour moi, il a toujours été De Anderer - L'Autre -, peut-être parce qu'en plus d'arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien: parfois même, je dois l'avouer, j'avais l'impression que lui, c'était un peu moi. » 


Mon avis

J’ai tellement aimé ce roman que je n’ai aucune envie d’argumenter le comment du pourquoi pour la simple raison que mes mots ne se hisseront jamais à la portée de mon ressenti et ne pourront qu’être incomplets, insuffisants et au final décevants. Lisez-le, un point c’est tout. Mais je crains également que ces quelques courtes phrases ne vous donnent l’impression que, décidément, je n’ai guère envie de me pencher sur la question et que je me contente de bien peu, raison pour laquelle je vais tout de même essayer d’en dire un peu plus.

On peut présenter « Le rapport de Brodeck » comme l’anti-thèse du roman « Les bienveillantes » de Jonathan Littell : pas de noms de lieux, de personnages existants, de chiffres, de héros torturé mais un petit village sans nom ni localisation précise, des hommes comme les autres, une histoire à hauteur d’hommes, lui conférant par là une authenticité et une puissance rare.

« Le rapport de Brodeck » est avant tout l’histoire de Brodeck, survivant d’un camp de la mort qui revient dans son village après la fin des combats, au plus grand étonnement des villageois qui avaient déjà gravé son nom sur l’édifice du village commémorant les victimes de la guerre. Il nous livrera son histoire, celle où il fut une victime parmi tant d’autres mais également l’histoire de cet étranger, l’Anderer, l’autre, qui deviendra une victime supplémentaire de l’après-guerre, après être venu s’installer dans le village pour mourir assassiné quelque temps plus tard par les villageois. Une sentence impitoyable pour avoir oser leur tendre un miroir dans lequel ils n’avaient aucune envie de se reconnaître. Pour se dédouaner, ils demanderont à Brodeck, qui a comme métier la rédaction de rapports pour l’administration, d’écrire un compte-rendu des événements qui ont conduit à cet acte auquel il n’a pas participé.

Ce sujet, déjà pas banal en soi, sert de canevas pour aborder notre humanité dans ce qu’elle comporte de plus sombre et de plus effrayant : la lâcheté des hommes, la peur, la recherche du bouc émissaire, la délation, la trahison, la cupidité, la haine, la violence, le mépris, l’humiliation… un voyage difficile qui nous remue au plus profond de nous.

Un grand roman d’un grand auteur. Un roman qui fait peur aussi : quel est ce bourreau qui se tapit en moi ?


Quatrième de couverture

Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache. Moi je n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer. Mais les autres m'ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dits, tu as fait des études. » J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir : « tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ca suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront.


Extrait d’une interview parue dans le journal « La libre Belgique »

Après "Les Ames grises", qui obtint le Renaudot en 2003 et avait pour toile de fond la Première Guerre, c'est la Seconde qui semble avoir inspiré ce roman saisissant...

Brodeck, "revenu d'où on ne revient pas", s'intéresse à ce qui dérange. Une nuit, j'ai rêvé d'une... phrase qui est, mot pour mot, celle par laquelle commence le livre : "Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien." Elle fut le déclencheur d'un roman qui se préparait sans doute en moi depuis plus de vingt ans. Je voulais parler du principe du génocide. Qu'une part de l'humanité veuille en exterminer une autre est un comportement qui n'en finit pas de m'interpeller : qu'il s'agisse de la Shoah, du Cambodge, du Rwanda, c'est l'horreur sans nom. Je voulais évoquer le principe de collectif, d'altérité, aborder le grand problème de la mémoire et de l'oubli. Brodeck est dans un trop-plein de mémoire. C'est un livre qui évite le pardon.