lundi 21 décembre 2009

Le syndrome du scaphandrier de Serge Brussolo

David est un modeste fonctionnaire travaillant pour le compte d’une administration sans âme, une vie décevante sans agrément et d’un morne ennui. L’exaltation, le danger et la prise de risque, ce sont ses rêves qui les lui procurent, lorsqu’il retrouve ses fidèles complices – dont la belle et attirante Nadia – dans le but d’accomplir les plus audacieux et périlleux cambriolages qui soient.
Une vie réelle sans substance et une vie rêvée exaltante, de quoi préférer la vie onirique au quotidien décevant, même si les psychologues lui affirment que cet univers parallèle n’est rien d’autre que le produit de son imagination :

« Essayez de toujours conserver à l'esprit que ce qui se passe "en bas" n'a aucune existence réelle.  Il n'y a pas d'en bas. Ne donnez surtout aucune épaisseur à ces fantasmes ou vous finirez schizophrène. [...]   Ne devenez pas comme ces vieux plongeurs qui croient que les personnages de leurs rêves continuent d’exister  « en bas »  pendant leur absence, et qu’ils se languissent d’eux. »

Mais David n’est pas qu’un simple rêveur, il possède le don de pouvoir plonger en profondeur dans ses rêves et de remonter à la surface en matérialisant ceux-ci sous forme d’ectoplasmes oniriques, très convoités des collectionneurs avides de leurs pouvoirs apaisants, offrant une véritable cure de jouvence à ceux les disposant à leur proximité :

« C’est quoi au juste ? On dirait de la chair, de la peau, et en même temps ça n’appartient pas à notre monde. […] il y avait là quelque chose d’incroyablement fragile, une architecture organique ( ?) à la peau plus fine qu’une pétale. Une sorte d’être indéfinissable, roulé en boule et touchant à peine terre. Des volumes harmonieusement agencés mais sans fonction vitale précise. […] Un soupir en instance de matérialisation, hésitant encore entre l’existence et la dissolution. »

Ces descentes dans le monde « d’en bas » sont comme des plongées aquatiques dans lesquelles David devient une sorte de scaphandrier des profondeurs. Mais ces plongées ne sont pas sans danger : remonter trop brutalement sans respecter les paliers de décompression pour fuir un cauchemar peut devenir mortel, descendre trop souvent et trop profondément épuise l’organisme du rêveur, qui se vide de sa substance vitale à chaque fois qu’il remonte un ectoplasme à la surface, sans oublier l’obligation de recourir à la surveillance médicale pour nourrir et hydrater le corps du rêveur le temps de la plongée. Mais le plus grand danger  guettant ces chasseurs de rêves est bien  « le syndrome du scaphandrier » : ce besoin irrésistible de redescendre, de rester au fond de son monde onirique et de ne plus jamais vouloir remonter à la surface du monde réel.

Aussi, lorsque le département de santé du musée d’Art moderne constate que les derniers ectoplasmes de David sont de bien piètres qualités, plus rentables du tout et juste bons à alimenter le circuit des boutiques de fantaisie, David s’entend dire qu’il serait bon qu’il arrête de rêver pendant une année le temps que son corps récupère de sa fatigue.

« David savait que les ectoplasmes épuisaient l’organisme. Chaque fois qu’il parvenait à ramener quelque chose du fond du rêve il perdait du poids, comme si l’objet expulsé par sa bouche correspondait à une portion de chair réelle. Chaque fois qu’il grimpait sur la balance au terme d’une plongée, il avait la conviction d’avoir subi une mystérieuse amputation. On lui avait enlevé quelque chose, il ne savait pas quoi, c’était indolore, et pourtant son anatomie n’était plus complète. Chaque rêve lui mangeait un organe. Cette idée prenait parfois des proportions obsédantes. »

Mais que faire lorsque l’appel et l’ivresse des profondeurs sont plus forts que tout ?

Serge Brussolo nous convie à un voyage très visuel et poétique à la fois, non sans noirceurs et désillusions : monde clos et étouffant, pauvreté du quotidien et puissance du fantasme et de l’imaginaire, fuite en avant, folie qui nous guette, corps transfigurés et dévorés de l’intérieur, exposition anatomique, utilisation de l'Art et place de l'artiste dans une société consumériste et mercantile, asservissements divers… voilà un univers bien singulier que nous propose l’auteur, univers qui nous interpelle et pousse à la réflexion tant la richesse des métaphores s’y déploie avec intelligence et subtilité.

Un roman qui ne se dévore pas (ne vous attendez pas à de l’action ni à des rebondissements à n’en plus finir) mais qui se découvre posément et précautionneusement, tel un objet délicat, unique et étrange à la fois.

Une lecture que je dois à Fantasio, qui a force de louer les qualités de Serge Brussolo sur son blog, m’a donnée envie de découvrir cet auteur pléthorique que je ne connaissais pas. Grand bien m’en a fait car non seulement je ne suis pas déçue de la traversée mais je compte bien poursuivre mon voyage dans le monde sombre et inquiétant de l'auteur.

dimanche 20 décembre 2009

Bel-Ami de Guy de Maupassant

Extrait

- Dis donc, mon vieux, sais-tu que tu as vraiment du succès auprès des femmes ? Il faut soigner ça. Ca peut mener loin.
Il se tut une seconde, puis reprit, avec ce ton rêveur, des gens qui pensent tout haut :
- C'est encore par elles qu'on arrive le plus vite.

Mon avis

Bel-Ami retrace l’ascension d’un homme qui n’avait aucune carte en main à sa naissance mais qui, par force de séduction, cynisme, ambition, opportunisme et arrivisme, accède aux plus hautes places de la société parisienne du XIXe siècle.

Un aventurier privé de conscience et sans aucun talent si ce n’est celui de gravir les marches du pouvoir par les femmes qu’il soumet à ses ambitions. Car cette ascension, il la doit exclusivement à son pouvoir de séduction auprès de la gent féminine : prostituée, bigote, ambitieuse, frivole, jeune ingénue, aucunes ne résistent à ses appâts.

Maupassant nous décrit également avec causticité et sagacité la faune parisienne du XIXe siècle : nous passons des milieux journalistiques, politiques et économiques aux milieux interlopes de l’époque sans oublier l’importance des dîners mondains dans la progressions sociale de la petite bourgeoisie.

Cet éloge de la réussite parvenue n’arrive toutefois pas à dissiper les craintes et angoisses majeures de l’auteur : en lui faisant prendre les traits d’un homme solitaire et hanté par la mort, Monsieur Norbert de Varenne, Maupassant nous rappelle la futilité de la vie face à son inéluctabilité.


Quatrième de couverture

Georges Duroy, dit Bel-Ami, est un jeune homme au physique avantageux. Le hasard d'une rencontre le met sur la voie de l'ascension sociale. Malgré sa vulgarité et son ignorance, cet arriviste parvient au sommet par l'intermédiaire de ses maîtresses et du journalisme. Cinq héroïnes vont tour à tour l'initier aux mystères du métier, aux secrets de la mondanité et lui assurer la réussite qu'il espère. Dans cette société parisienne en pleine expansion capitaliste et coloniale, que Maupassant dénonce avec force parce qu'il la connaît bien, les femmes éduquent, conseillent, œuvrent dans l'ombre. La presse, la politique, la finance s'entremêlent. Mais derrière les combines politiques et financières, l'érotisme intéressé, la mort est là qui veille, et avec elle, l'angoisse que chacun porte au fond de lui-même.

Bel-Ami de Guy de Maupassant, Éditions Gallimard, Collection Folio Classique, 6 septembre 1999, 438 pages

vendredi 18 décembre 2009

MURENA, Chapitre Premier : La Pourpre et l’Or de Jean Dufaux et Philippe Delaby (BD)

Murena est une bande dessinée historique ayant pour cadre la Rome Antique.

La série comprend deux cycles : le cycle de la mère (4 tomes) suivi du cycle de l’épouse (4 tomes dont le dernier à paraître).

« La Pourpre et l'Or » est le premier tome du cycle de la mère.

Nous sommes en 54 apr. J.-C.

Claude - quatrième empereur romain de la dynastie julio-claudienne - règne sur Rome. Sa quatrième épouse, la redoutable Agrippine, est une femme ambitieuse et dangereuse : pressé par son épouse de faire reconnaître son fils Lucius Domitius, né d’un précédent lit, Claude ne se doute pas qu’il vient de signer son arrêt de mort. En adoptant le fils d’Agrippine, le faisant passer devant son propre fils naturel dans l’ordre de succession, Claude ne se rend pas compte qu’il devient plus intéressant mort que vivant aux yeux de son épouse. Bien décidée à parvenir au pouvoir par l’entremise de son fils, Agrippine n’hésite pas à comploter la mort par empoisonnement de son époux, d’autant plus que des rumeurs alarmantes parviennent jusqu’à elle : très amoureux de Lolia Paulina – mère de Murena – l’empereur Claude voudrait répudier sa femme Aggripine et redonner la priorité dans l’ordre de succession à son fils naturel Britannicus…

Intrigue, conspiration et manigance, convoitise et manipulation, ambition et soif de pouvoir, concupiscence et arrogance, luxure et mépris, violence et cruauté, trahison et duplicité, ce ne sont là que quelques-uns des ingrédients de ce premier cycle, qui retrace les premières années de règne du jeune Néron, cinquième et dernier empereur romain de la dynastie julio-claudienne suite à l’assassinat de son beau-père Claude par son épouse Aggripine, mère de Néron.

Jean Dufaux (scénariste) et Philippe Delaby (dessinateur) se sont beaucoup documentés sur l’époque (quitte à réhabiliter quelque peu le redoutable Néron suite aux dernières investigations historiques) et les restitutions d’époque sont fidèles et de haute facture, même si les auteurs n’hésitent pas à prendre quelques libertés avec l’histoire pour les besoins du scénario.

Premier tome très prometteur d’une série de qualité qui connaît un très large succès public depuis plusieurs années tant le scénario – classique mais efficace – que la qualité des dessins arrivent sans peine à restituer avec talent l’histoire de Rome avec ce qu’il faut de suspenses et d’intrigues pour tenir en haleine le lecteur. Série que je découvre enfin pour mon plus grand plaisir, avec l’envie de lire la suite sans trop tarder !


mercredi 16 décembre 2009

Une vie de Guy de Maupassant

Nous sommes en 1819, à Rouen. Jeanne, une jeune aristocrate de 17 ans, vient juste de sortir du couvent dans lequel elle avait été tenue cloîtrée depuis ses 12 ans.

Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d’un blond luisant qu’on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d’aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d’un léger duvet, d’une sorte de velours pâle qu’on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu’ont ceux des bonhommes en faïence de Hollande.

Son père, le baron Simon-Jacques Le Perthuis des Vauds, voulait « qu’on la lui rendît chaste à dix-sept ans pour la tremper lui-même dans une sorte de poésie raisonnable ». C’est que monsieur le baron est un disciple enthousiaste de J.-J. Rousseau et son principal objectif est celui d’ouvrir l’âme pure de sa fille aux joies de la nature, de la contemplation enchantée des champs et des bois à la tendresse simple des animaux. Aussi Jeanne - enfin libre, radieuse et pleine de sèves - se sent prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps. Et ce bonheur, elle compte bien y accéder dans la propriété familiale des Peuples, un vieux château de la famille planté sur la falaise auprès d’Yport, espérant y découvrir l’amour, le seul et l’unique :

Comment serait-il ? Elle ne le savait pas au juste et ne se le demandait même pas. Il serait lui, voilà tout.

Mais que valent les rêves et les idéaux d’une jeune fille sans expérience face aux turpitudes de la vie ?

Roman sur les désillusions, la déchéance et la perfidie des hommes. A travers le destin de Jeanne, Maupassant témoigne de la condition assez déplorable de la femme au XIXe siècle : de la jeune femme tenue dans une méconnaissance totale des choses de la vie à l’épouse soumise à l’égoïsme et l’autoritarisme de son époux, il n’y a qu’un pas que de nombreuses femmes franchissent allégrement. Se retrouvant sans beaucoup de possibilités de s’affranchir de son mariage malheureux, peu d’échappatoires s’offrent à Jeanne si ce n’est fermer les yeux sur les infidélités et les ignominies de son époux et jeter son dévolu sur les joies de la maternité. Jeanne tente bien à un moment donné de trouver un soutien auprès de la religion mais là aussi, ce ne seront que désillusions et désenchantements qui l’attendent lorsque l’église elle-même se retrouve entachée par le fanatisme et la démesure du nouveau curé de la paroisse. Certains lecteurs reprocheront à Jeanne son indolence et sa passivité, mais j’ai été quant à moi plus touchée par sa naïveté, sa pureté et sa crédulité.

Une histoire simple et peut-être sans grands reliefs si ce n’est que l’écriture de Maupassant arrive sans aucun mal à transcender les banalités du quotidien. J’ai particulièrement aimé les passages sur les joies simples qu’offre la nature et l’amour de la terre natale, se révélant finalement les seuls réconforts lorsque tout part à vau-l’eau…

La vue d’une marguerite blottie dans une touffe d’herbe, d’un rayon de soleil glissant entre les feuilles, d’une flaque d’eau dans une ornière où se mirait le bleu du ciel, la remuait, l’attendrissait, la bouleversait en lui redonnant des sensations lointaines, comme l’écho des ses émotions de jeune fille, quand elle rêvait par la campagne.

Mais laissons le mot de la fin à la domestique Rosalie :

La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. 


samedi 12 décembre 2009

Des hommes de Laurent Mauvignier

Quatrième de couverture

Ils ont été appelés en Algérie au moment des " événements ", en 1960. Deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et d'autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont vécu leurs vies. Mais parfois il suffit de presque rien, d'une journée d'anniversaire en hiver, d'un cadeau qui tient dans la poche, pour que, quarante ans après, le passé fasse irruption dans la vie de ceux qui ont cru pouvoir le nier.

Laurent Mauvignier revient sur une page douloureuse de l’histoire de France, celle de la guerre d'indépendance algérienne.

« On avait renoncé à croire que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce la guerre c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'étaient des hommes, c'est tout... »

Que d’atrocités et de massacres accomplis pendant cette guerre qui fut longtemps fallacieusement appelée « les événements d’Alger ».

« […] comment on peut faire ça. Parce que c'est, de faire ce qu'ils ont fait, je crois pas qu'on peut le dire, qu'on puisse imaginer le dire, c'est tellement loin de tout, faire ça, et pourtant ils ont fait ça, des hommes, des hommes ont fait ça, sans pitié, sans rien d'humain [...] »

Mais plus que la guerre d’Algérie, c’est avant tout l’importance du vécu familial et des non-dits, leur empreinte dans la mémoire collective des membres de la famille et la conséquence de certaines rivalités qui sont mis à l’honneur dans ce roman, la guerre d’Algérie et ses conséquences s’imbriquant adroitement au récit familial.

Mais ce qui m’a le plus interpellé dans ce récit n’est pas l’histoire en elle-même mais l’écriture très particulière de Laurent Mauvignier : les phrases sont aussi pressées que brisées tandis que les mots sont martelés et se cognent sans cesse à de multiples virgules et points de suspension. Cela donne un ton très singulier à l’ensemble du roman, il y a comme une précipitation et une urgence à dire des mots qui se bousculent dans la tête : nous sommes dans l’émotion de l’instant vécu et non dans la reconstruction ‘par après’, nous sommes ici et maintenant dans les pensées des protagonistes, contraints de plonger la tête la première dans leurs angoisses, nous errons au plus près de leurs doutes et incertitudes. Ce procédé confère au récit une grande puissance d’évocation : cette écriture empêche toute mise à distance, on ne peut qu’être ému de partager la pensée hésitante de ces hommes qui ont connu la guerre et qui ne trouvent pas les mots pour en parler à leur retour. De toute manière, ces mots, on ne les attends pas vraiment non plus, tellement l’entourage préfère ignorer les atrocités commises plutôt que se les entendre dire par ces hommes du retour.

« Ils les avaient tous vus, les uns après les autres.
La vérité, c'est que le passé, le passé on n'en parle pas, il faut continuer, reprendre, il faut avancer, ne pas remuer. Et lui, il était resté seul à les entendre dire et redire, comme une incantation ou une prière, ce bout de phrase. Refaire sa vie. »

Un roman dont on retient surtout la force, la justesse et l’intensité des émotions. L’écriture si particulière de l’auteur y étant pour beaucoup, mais je me demande tout de même si le risque de m’en lasser ne me guetterait pas à un moment donné, tant j’ai le sentiment que ce style d’écriture peut vite tourner au procédé au risque de tomber dans une certaine facilité. Ce n’est pas du tout le cas dans ce roman, mais je ne peux m’empêcher de me poser la question…


jeudi 10 décembre 2009

La dernière métamorphose de Keiichirô Hirano

« Longtemps, je suis resté immobile, tapi dans un coin de ma chambre. Cela doit faire environ deux semaines que je m'y suis enfermé. Mon reflet dans le miroir montre un visage aux joues et au menton envahis par une barbe hirsute. Avant, comme je prêtais toujours une grande attention à mon apparence, je prenais soin de ma coiffure et m'épilais méticuleusement les sourcils. Maintenant, mes arcades sourcilières sont à l'abandon, comme une maison délabrée dans un champ en broussaille, et j'ai beau relever les mèches, ternies par la saleté, de mes cheveux que je ne lave plus depuis des jours, elles retombent chaque fois en désordre sur mes yeux. »

C’est ainsi que débutent les confessions d’un jeune cadre japonais qui décide un beau jour de ne plus se rendre au travail, rompant toutes relations sociales, professionnelles et familiales en restant cloîtrer dans sa chambre, n’en sortant plus que pour satisfaire ses besoins corporels. Reclus dans sa chambre et coupé du monde, il attend le jour tant espéré où il verrait sa véritable identité se révéler enfin, débarrassée de ces rôles sociaux auxquels il s’est conformé toute sa vie pour accéder à sa véritable nature, ce qu’il appelle l’ultime métamorphose. S'identifiant au héros de « La métamorphose » de Kafka, ce repli sur soi est également l’occasion de jeter des ponts entre son vécu et celui de Gregor Samsa…

Quel étrange récit que celui-ci ! J’ai aimé suivre le narrateur dans son analyse de l’œuvre de Kafka, apportant des éclairages intéressants sur les circonstances qui ont mené à la métamorphose de jeune héros Gregor Samsa imaginé par Kafka, circonstances que reflètent les peurs et le propre vécu du narrateur.

J’ai apprécié également l’étude sociologique du Japon d’aujourd’hui, ce Japon en récession qui voit ses jeunes cadres dynamiques en pleine crise identitaire, victimes des pressions sociales quotidiennes et fatigués de porter des masques factices sous lesquels ils finissent par étouffer.

« Je crois que les êtres humains sont rattachés à la société par toutes sortes de ficelles issues de différentes directions. Si jamais ces ficelles, tendues à se rompre, en viennent à lâcher pour de bon, elles s'éloignent à une folle vitesse et disparaissent de notre vue en un clin d'oeil. J'ai essayé de m'imaginer en train de chercher les bouts de toutes ces ficelles pour les rattacher à moi de nouveau. J'en ai ressenti un si violent vertige que j'ai failli m'effondrer sur place. »

Je découvre également que les japonais utilisent des vocables distinctifs – un ‘otaku’ ou un ‘hikikomori’ - pour désigner le jeune adulte qui recoure à la réclusion volontaire pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, déçu de ne pas pouvoir mener à bien ses objectifs dans la vie et réagissant en s’isolant complètement de la société. Un phénomène social et psychologique de masse impressionnant puisqu’il concernerait près d’un million de jeunes au Japon, soit un jeune sur dix !

« Je comprenais bien l'état d'esprit de ceux de mes camarades qu'on appelait otaku. Ils fermaient les yeux devant l'extravagante immensité du monde, traçaient des frontières sur une certaine périphérie, fixées par eux-mêmes, considéraient cela comme les limites du monde et s'enfermaient à l'intérieur. »

Dire que j’ai pris du plaisir à lire ce récit serait toutefois mentir. Les propos sont démonstratifs et souvent redondants, l’écriture ne m'a pas enchantée plus que cela, l'ensemble est très sombre et la lassitude guettait plus d’une fois. Reste un roman instructif et original, qui dénote complètement des auteurs japonais que je lis habituellement.

Quelques notes sur l'auteur : Keiichirô Hirano a reçu le prix Akutagawa (l'équivalent du prix Goncourt en France) pour son roman "L’Eclipse". Ses influences littéraires sont du côté de Mishima et de Mircea Eliade. La dernière Métamorphose est son troisième roman traduit en français.

La dernière métamorphose de Keiichirô Hirano, Éditions Philippe Picquier, Collection Grand Format, 25 avril 2007, 167 pages

Dans la Collection Picquier poche, 4 septembre 2014, 172 pages

lundi 7 décembre 2009

Fugitives d'Alice Munro

« C'était la deuxième fois qu'elle laissait tout derrière elle. La première fois, c'était exactement comme dans la chanson des Beatles - elle avait posé un mot sur la table et s'était faufilée hors de la maison à cinq heures du matin pour retrouver Clark sur le parking de l'église, au bout de la rue. Elle fredonnait d'ailleurs cette chanson dans la camionnette qui accélérait en vrombissant. She's leaving home, bye-bye.»

Alice Munro met en scène, en huit nouvelles, des femmes qui partent. Elles fuguent, s’enfuient, s’en vont voir ailleurs. Elles quittent un foyer, une famille, une mère, elles fuient un amour naissant, rejettent un destin tout tracé. Mais elles se dispersent aussi beaucoup ces femmes, se dérobant souvent face au danger de leur propre désir. Car il semble bien qu’elles arrivent avant tout merveilleusement bien à se fuir elles-mêmes tant parfois il nous semble qu’elles cèdent facilement au renoncement et à l’abnégation. Fugitives, peut-être, mais manquant souvant d’audace et de témérité, sans aucun doute. Car ces femmes savent - au plus profond d’elles-mêmes - que la vie est faite d’occasions perdues, de petites lâchetés, de certaines mollesses et quelques indolences, sans parler de ces petits arrangements qu’on aurait bien aimé être provisoires mais qui se révèlent rapidement immuables et définitifs.

Traitées souvent de manières inattendues, ces huit nouvelles douces-amères sont un florilège de finesse et de subtilité, écrites avec une infinité de nuances et beaucoup d’élégances. Que cet auteur soit considérée comme l'un des plus grands écrivains anglo-saxons de notre époque n’est vraiment pas étonnant tant j’ai aimé me perdre et suivre le cheminement de ces femmes qui nous ressemblent tant. 




samedi 5 décembre 2009

Boule de suif de Guy de Maupassant

Nous sommes en 1870, quelques mois après le début de la guerre franco-prussienne qui oppose le Second Empire français aux royaumes allemands unis derrière le royaume de Prusse.

Les Prussiens débarquent à Rouen tandis que l’armée française est en pleine débâcle. L’occupant s’installe et l’habitant résiste peu, plus soucieux de s’attirer les bonnes grâces du belligérant pour améliorer son quotidien que de s’insurger contre lui par civisme. Mais cette odeur d’invasion finit tout de même pas en incommoder quelques-uns, que ce soit par patriotisme ou par nécessité, le besoin du négoce commençant à tirailler certains commençants.

Après avoir reçu une autorisation de départ des autorités militaires allemandes, un groupe de dix personnes quitte la ville à bord d’une diligence tirée par six chevaux pour rejoindre le port du Havre, que l’armée française occupe toujours, en passant par les voies de terre à Dieppe.

Parmi les voyageurs, deux bonnes sœurs, un démocrate, un couple de marchands de vins en gros, un couple de bourgeois, le conte et la comtesse Hubert de Bréville et une jolie femme de petite vertu surnommée Boule de Suif pour son embonpoint.

Autrement dit, des personnes de classes sociales totalement différentes qui ne se seraient jamais côtoyées d’aussi près à la ville et qui se retrouvent bien malgré eux enfermées dans un espace très étriqué pendant la durée du voyage.

Le froid et la neige sur les routes rendant le transport particulièrement éprouvant et interminable, les langues finissent par se délier et on feint d’oublier quelques peu les différences sociales lorsqu’il s’agit de se sustenter au frais de Boule de suif, seule personne a avoir pensé à emporter un panier de victuailles.

Mais lorsque le groupe, qui a fait étape en descendant à l’auberge de Tôtes, se rend compte qu’ils sont retenus prisonniers par un officier prussien tant que Boule de suif n’accepte pas ses avances, les complaisances et le semblant de convivialité de la veille cèdent vite la place à la couardise et la conspiration pour amener Boule de suif à se sacrifier pour le bien-être du groupe en acceptant les conditions de l’ennemi…

Boule de suif est une des plus célèbres nouvelles de Maupassant et pour cause, tant la force et la pertinence qui se dégagent du récit reste d’actualité. Inspiré d’un fait divers, l’auteur décrit avec d’autant plus de justesse la débâcle de l’armée française face aux Prussiens qu’il en fut témoin lors de son affectation dans l’intendance de l’armée de la ville de Rouen. Récit où le cynisme et le pessimisme se disputent le peu de considération que l’auteur porte à la nature humaine, Maupassant nous présente une galerie de personnages typés et bien croqués, chacun occupant une place bien définie dans la hiérarchie sociale, que chacun feint d’oublier lorsque certaines circonstances l’imposent mais qui se rétablit très vite lorsqu’elles ne sont plus. Récit dans lequel la générosité et le sacrifice de l’un ne suffisent pas à masquer la cruauté, l’avidité, l’égoïsme, la lâcheté, l’hypocrisie et le mépris des autres, nous rappelant que les grandes principes de patriotisme et de résistance ne sont en général que de piètres leurres lorsque les réalités de la vie quotidienne sont le plus souvent faites de compromissions, bassesses et médiocrités diverses.


mercredi 2 décembre 2009

Mr. Vertigo de Paul Auster

Quatrième de couverture

« J'avais douze ans la première fois que j'ai marché sur l'eau. L'homme aux habits noirs m'avait appris à le faire, et je ne prétendrai pas avoir pigé ce truc du jour au lendemain. Quand maître Yehudi m'avait découvert, petit orphelin mendiant dans les rues de Saint Louis, je n'avais que neuf ans, et avant de me laisser m'exhiber en public, il avait travaillé avec moi sans relâche pendant trois ans. C'était en 1927, l'année de Babe Ruth et de Charles Lindbergh, l'année même où la nuit a commencé à envahir le monde pour toujours. J'ai continué jusqu'à la veille de la Grande Crise, et ce que j'ai accompli est plus grand que tout ce dont auraient pu rêver ces deux cracks. J'ai fait ce qu'aucun Américain n'avait fait avant moi, ce que personne n'a fait depuis. »

Lu il y a des années, j’ai eu envie de me replonger dans une des mes lectures préférées de Paul Auster. Et le plaisir fut à nouveau au rendez-vous. Même si « Mr Vertigo » est une œuvre un peu en marge de ce que nous propose habituellement l’auteur, nous y retrouvons tout de même quelques thèmes qui lui sont chers (les années d’apprentissage, la loyauté, le deuil, la culpabilité, la solitude, la résilience).

Quel enchantement que celui d’accompagner cette petite canaille dans ses années d’apprentissage de son art mais aussi de la vie, quel plaisir également de retrouver ces personnages hauts en couleur, que ce soit Maître Yehudi, Esope, Mrs Witherspoon ou maman sioux.

Personne ne bourre le mou à maman Sioux.
Je suis trop vieille et trop grosse pour avaler tout ce que disent les gens.
Les mensonges,  c'est comme les  os de  poulet.   Ils se  coincent dans mon gosier, et je les recrache.

Suivre les traces du jeune Walter, c’est aussi aller à la rencontre de cette Amérique mythique, gangrenée par la violence et le racisme mais aussi terre d’asile des laissés-pour-compte.
Je n’étais plus Walt Rawley, le petit Blanc misérable sans un pot pour pisser, j’étais Walt le Prodige, le minuscule casse-cou qui défiait les lois de la pesanteur, le seul et unique as des airs.

Pays de tous les contrastes mais également de tous les possibles, dans lequel un homme - parti de rien - peut renaître plusieurs fois de ses cendres, quels que soient les coups du sort qui se dresseront sur sa route, tel  le fabuleux phénix.
Je ne voudrais pas paraître sans coeur, mais la vie appartient aux vivants, et malgré le choc qu'avait été pour moi le massacre de mes amis, je n'étais encore qu'un gosse, un petit pois sauteur avec des fourmis dans les jambes et des articulations en caoutchouc, et il n'était pas dans mon caractère de me traîner tout gémissant ni de porter le deuil longtemps.

Un roman initiatique dans lequel Paul Auster déploie de manière assez inhabituelle humour et dérision. Un roman que je conseille donc fortement, même s’il est un peu à part dans sa bibliographie. Évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher d’y aller de ma petite larme à la fin du récit…


Mr. Vertigo de Paul Auster, Editions Faber & Faber, 5 janvier 2006, 288 pages.


 Note