mardi 31 juillet 2018

Bilan du moins de juillet 2018




Films vus

The Square (2017) de Ruben Östlund ****
Une femme fantastique (Una mujer fantástica, 2017) de Sebastián Lelio ***
Jusqu'à la Garde (2017) de Xavier Legrand ***
Ava (2017) de Léa Mysius ***
Volt  (2017) de Tarek Ehlail **
L'Apparition (2017) de Xavier Giannoli ****
Ce qui  nous lie (2017) de Cédric Klapisch ***
Zombillénium (2017) de Arthur de Pins et Alexis Ducord **
L'Autre rive (Gagma Napiri, 2009) de George Ovashvili ****
Calvaire (2004) de Fabrice Du Welz **
Cure (1997) de Kiyoshi Kurosawa **
Maigret et l'affaire Saint-Fiacre (1959) de Jean Delannoy ***
Les fraises sauvages (Smultronstallet, 1957) d'Ingmar Bergman ****
Copie conforme (1947) de Jean Dréville ****
De Mayerling à Sarajevo (1940) de Max Ophuls ***
J'étais une aventurière (1939) de Raymond Bernard ****
Quadrille (1938) de Sacha Guitry ***
Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg (1937) de Jean Dréville * 
Madame Bovary (1934) de Jean Renoir ***
L'Atalante (1934) de Jean Vigo ****
Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo **
La fin du monde (1931) d'Abel Gance *
Daïnah la métisse (1931) de Jean Grémillon ***
Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, 1915) de D.W. Griffith ***(*)
Fantômas III : Le Mort qui tue (1913) de Louis Feuillade ***
Fantômas II : Juve contre Fantômas (1913) de Louis Feuillade ***
Fantômas I : À l'ombre de la guillotine  (1913) de Louis Feuillade  ***


Daïnah la métisse (1931) de Jean Grémillon


Lecture

Le septième jour (Babel, 2018) de Yu Hua ***
Six-quatre (Liana Lévi, 2017) de Hidéo Yokoyama ***
La maîtresse de la mort (10/18, 2008) de Boris Akounine **(*)
Le cinquième hiver du magnétiseur (Babel, 2001) de Per Olov Enquist *** 
 
Les consciences réfractaires, Contre-histoire de la philosophie t.9 de Michel Onfray
Laterna magica d'Ingmar Bergman













lundi 30 juillet 2018

Clap de fin pour l'Actor's Studio


Triste nouvelle pour les cinéphiles bruxellois, qui comme moi, ont toujours connu ce petit cinéma du centre-ville.  Une page se tourne.


Les raisons qui ont poussé à la fermeture sont multiples. D'un côté il y a des raisons économiques : la fréquentation est devenue catastrophique au fil du temps. De plus, cet été, il y a eu la Coupe du Monde et une météo très clémente. Du coup les gens préfèrent rester en terrasse plutôt que de se rendre dans une salle de cinéma... Nous avons aussi connu des problèmes techniques car la chaleur influe sur tout ce qui est électronique et on avait un problème de ventilation dans la salle 3 qui nous faisait courir le risque d'interruption de projection. Mais le plus important, c'est le fait que l'hôtel qui est propriétaire des lieux nous a signifié qu'il fallait qu'on quitte les lieux car il envisage d'augmenter sa capacité d'hébergement", poursuit Georges Jetter.

Enfin, les évolutions de la ville n'ont en rien aidé l'Actor's Studio à garder le cap. "Le centre-ville devient très difficile d'accès et le piétonnier n'a pas arrangé les choses. De plus, la réouverture récente du Pathé Palace a été un facteur perturbant car les films d'auteur ont été répartis entre les différents cinémas. Plus globalement, nous souffrons énormément de la concurrence avec Netflix, et de moins en moins de gens se rendent au cinéma. Enfin, on retrouve dans ce quartier pratiquement exclusivement des touristes qui viennent acheter du chocolat et des pralines, et les cinéphiles ont déserté", déplore Georges Jetter.



Je vous mets en lien l'article complet : ici.

dimanche 29 juillet 2018

L'Atalante de Jean Vigo

L'Atalante (1934) de Jean Vigo ****
Avec Michel Simon, Dita Parlo, Jean Dasté

Juliette (Dita Parlo), fille de paysans de l'Oise, quitte (fuit) son village au bras de son jeune époux, le marinier Jean (Jean Dasté).  Ils vont vivre à bord de L'Atalante, en compagnie d'un mousse et du matelot le père Jules (Michel Simon), inénarrable personnage qui vit au milieu de ses chats. Si le village était déjà minuscule pour une jeune femme qui rêve d'ailleurs, la péniche se révèle à son tour bien exiguë au fil de l'eau.  Lors d'une halte dans la capitale, elle rencontre un camelot chanteur qui lui promet "le grand soir".  La nuit, Juliette quitte le navire, seule et en cachette,  pour découvrir les promesses de cette fameuse Ville Lumière...

Voici en quelques lignes l'histoire du film, qui nous parle tout simplement des difficultés d'un jeune couple à s'adapter l'un à l'autre.  C'est l'histoire d'une grande histoire d'amour, composée de petits moments de bonheur, d'illusions, de déceptions, de tentations, de rupture et de réconciliation. L'Atalante, c'est aussi le petit peuple et le monde de l'eau, naviguant de la campagne aux ports industriels, d'un milieu renfermé sur ses traditions à un monde de tous les possibles, mais également de toutes les séductions les plus triviales. 

Mais ce qui ravit le spectateur, c'est avant tout l'esthétisme du film et la mise en scène de Jean Vigo, tour à tour réaliste, poétique, charnelle, lyrique, onirique.  Puis il faut voir l'acteur Michel Simon, extraordinaire dans le rôle du père Jules, une espèce de faune hirsute et pouilleux,  débauché et jouisseur impénitent totalement libertaire.  

Michel Simon et  Dita Parlo

Il ne le sait pas encore, mais ce rôle sera l'un des plus marquants de sa carrière. Néanmoins, tourner avec Jean Vigo, réputé comme étant un cinéaste maudit,  ne lui portera pas chance dans l'immédiat : "Ca m'a crucifié !  J'ai été mis à pied, cinq ans sans tourner.  Et c'est à cause de cela que je suis devenu un comédien raisonnable.  L'acteur d'avant-garde est mort pour faire place à un honnête bourgeois qui va à son travail comme on va au bureau, poussé par la faim.  Après cela, j'ai fait ce qu'on m'a demandé de faire bien sagement."

Si le scénario de L'Atalante (qui fut un film de commande) porte sur un sujet très moral (les mauvaises tentations de la ville et la rédemption d'une jeune femme qui s'égare en cours de route pour mieux retrouver l'amour conjugal), c'est la façon de raconter cette histoire et de la mettre en scène qui fait toute la différence. En filmant notamment l'amour, les rêves, les pulsions et les désordres du désir.

Dita Parlo et Jean Dasté
 
Considéré de nos jours comme l'un des films les plus importants du cinéma français des années 30 et l'un des premiers chefs-d'œuvre du cinéma parlant, L'Atalante  de Jean Vigo connaîtra pourtant bien des déboires :  le public n'est pas au rendez-vous à sa sortie et  tout le monde se met à tripatouiller le film en proposant plusieurs versions remaniées. Pour ma part, je l'ai vu dans une version restaurée et remasterisée, dans une version que l'on considère la plus proche de la version sortie en 1934 au Palais Rochechouart.  Jean Vigo, gravement malade, meurt à la fin du tournage.  Il a à peine 29 ans, mais il aura marqué durablement le cinéma, alors que la totalité de son œuvre ne dépasse pas deux cents minutes de projection.  

Du même Jean Vigo, je vous avais parlé de Zéro de conduiteici.

samedi 28 juillet 2018

Le réalisateur George Ovashvili

L'Autre rive (Gagma Napiri, 2009) de George Ovashvili  ****
Avec Tedo Bekhauri, Galoba Gambaria, Nika Alajajev 

Suite à l'effondrement de l'Union Soviétique, les géorgiens ne sont plus les bienvenus en Abkhazie, qui déclare son indépendance de la Géorgie en tant que République en 1992. Cette indépendance n’est toujours pas reconnue par la Géorgie.

Le jeune Todo et sa mère, qui ont fuit les combats faisant rage dans la région, se sont réfugiés depuis plusieurs années à Tbilissi, la capitale.  Ils vivent dans un taudis, Todo ne va pas à l'école, travaille chez un garagiste et ramasse un peu d'argent en se livrant à de menus larcins,  pour dissuader sa mère de se prostituer.  Lorsqu'il la surprend avec un client au lit, il décide de quitter la ville et de passer le pont, zone frontière entre la Géorgie et l'Abkhazie, pour retrouver son père malade, et de ce fait resté dans la région depuis leur départ.  Un périple semé d'embûches l'attend, fait de bonnes et de mauvaises rencontres, un retour aux origines à travers un pays meurtri par un conflit ethnique, et qui a laissé des traces visibles dans le paysage.  

Ce premier long métrage du réalisateur géorgien George Ovashvili impose le respect. Un film d'une belle ampleur, intimiste et sociétal à la fois, porté par un jeune garçon souffrant de strabisme, ce qui lui confère une présence étrange, décalée, à part, comme s'il était également exilé au-dedans, avec l’œil gauche comme tourné vers l'intérieur et l’œil droit qui vous regarde bien en face.  Avec parfois le besoin de fermer fort les yeux pour ne plus voir ce qui s'impose à lui ou ce qu'il devine et qui adviendra.  L'enfance meurtrie, c'est la terre natale du réalisateur qui saigne, amputée d'une partie de son territoire. Très bel hommage du réalisateur à la Géorgie.





La Terre éphémère (Simindis kundzuli, 2014) de George Ovashvili  ****
Avec İlyas Salman, Mariam Buturishvili, Irakli Samushia

Sur le fleuve Inguri, frontière naturelle entre la Géorgie et l’Abkhazie, des bandes de terres fertiles se créent et disparaissent au gré des saisons. Un vieil Abkhaze et sa petite fille cultivent du maïs sur une de ces îles éphémères.  Le lien intense qui les lie à la nature est perturbé par les rondes des garde-frontières.

George Ovashvili confirme tous les espoirs placés en lui avec ce deuxième long métrage, tout aussi réussi que le premier. Mais cette fois, nous ne sommes pas avec les géorgiens exilés dans leur propre pays mais avec les abkhases.  Il est malgré tout toujours question de frontière, de conflits ethniques et de méfiances réciproques, de communication difficile par usage de langues différentes, sans oublier le parcours initiatique déjà présent dans L'autre rive, sauf qu'il s'agit ici d'une jeune fille.  Si les images étaient âpres et tristes dans L'autre rive,  La Terre éphémère impressionne par la beauté de ses paysages, un rappel de la nature indomptable que l'homme s'approprie de manière très éphémère par l'entremise d'un dur labeur.  Une façon comme une autre de le remettre à sa juste place.  Il y a quelque chose d'orgiaque dans ce cycle des saisons. George Ovashvili  utilise une nouvelle fois son langage cinématographique qui se passe de paroles inutiles, et on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a de la grandeur dans ces images-là.



Martin l'avait bien aimé aussi.  Je vous invite à lire son billet,  et c'est ici que cela se passe.

lundi 23 juillet 2018

Le Septième Jour de Yu Hua

« J'étais conscient de l'importance de ce jour : c'était le premier jour depuis ma mort.  »

Yang Fei vient de mourir dans une explosion.  Il déambule dans un sorte d'entre-deux, errant dans un endroit où sont les morts sans sépulture. Sur le chemin de sa mémoire, il revient sur les fragments de son passé, tout en remontant le cours du temps à l'aide des personnes qu'ils l'ont marqué, d'une manière ou d'une autre, et qu'il croise sur sa route. Des morts qui ont tous été, d'une façon qu'ils leur appartiennent, victimes du monde moderne. 

Car la société qu'a quittée Yang Fei est une société malade, violente, immorale, gangrenée par la recherche du profit à tout prix.  Une société qui s'effondre, comme en témoigneront ceux qu'il rencontre, revenant sur les circonstances de leur mort et qui sont autant de témoignages d'une société qui s'égare : destruction forcée des habitations, affaissement de terrain, dissimulation, corruption et malversation des autorités, qui fuient leurs responsabilités. L'auteur ne ménage pas son époque, énumérant l’indécence des scandales (médicaux, politiques, environnementaux, financiers) d'une société dans laquelle l'argent divise et sépare, jusqu'aux membres d'une même famille ou d'un couple. Des morts sans sépulture condamnés à porter leur propre deuil car personne ne portera un brassard noir pour eux : famille décomposée, perdue de vue, en brouille ou tout simplement inexistante.

L'Enfer est-il sur terre ? Tout de même pas, car des liens d'amour existent et subsisteront,  par delà la mort. Comme l'amour entre une jeune fille et un jeune garçon, ou encore l'amour d'un fils,  notre (anti-)héros Yang Fei, pour son père adoptif.  Il ne renoncera jamais à l'idée de retrouver son père sur l'autre rive, un monde de l'entre-deux où ceux qui n'ont pas de sépulture sont condamnés à vivre éternellement, mais dans lequel la haine n'a pas franchi la frontière qui sépare la vie de la mort : elle a été retenue dans le monde qu'ils avaient quitté. Ne serait-ce pas cela le paradis ?

« Assis dans ce cercle silencieux, j'entends le bruit du feu, un bruit de frétillement ; j'entends le bruit de l'eau, un bruit de battement ; j'entends le bruit de l'herbe, un bruit de bercement ; j'entends le bruit des arbres, un bruit de mugissement ; j'entends le bruit du vent, un bruit de frottement. C'est comme si ces bruits se confiaient à nous. »
Une sorte de conte philosophique porté par une voix d'outre-tombe sereine et comme apaisée. 

Le Septième Jour de Yu Hua, traduit du chinois par Isabelle Rabut et  Angel Pino pour les Éditions Actes Sud. Parution dans la Collection Babel en avril 2018, 272 pages.

samedi 21 juillet 2018

Les fraises sauvages d'Ingmar Bergman

Les fraises sauvages (Smultronstallet, 1957) d'Ingmar Bergman  ****
Avec Victor Sjöstrom, Bibi Andersson, Ingrid Thulin

 
La veille de la cérémonie qui doit honorer et célébrer sa longue carrière de médecin, le professeur Isak Borg fait un rêve étrange où il est confronté à sa propre mort. Le lendemain, il décide de partir en voiture à l'université de Lund en compagnie de Marianne, sa belle-fille. Durant le trajet, le vieux professeur fait le bilan d'une vie gâchée par l'égoïsme.


« Je suis mort, bien que je sois vivant. »

On peut penser que Les fraises sauvages est le film de la maturité du réalisateur, avant de se rendre compte que Bergman n'avait que 39 ans à l'époque du tournage.  D'où vient ce sentiment ? Premièrement, ce film du "bilan d'une vie" semble condenser beaucoup de références personnelles, on ressent à quel point il y a du vécu derrière chaque questionnement, chaque expérience, chaque désillusion de la vie. Deuxièmement, il s'agit d'un film extrêmement construit, réfléchi, analysé, maîtrisé, abouti.  Rien n'est laissé au hasard, toutes les séquences se répondent les unes aux autres, par l'entremise de symboles et de motifs répétés (l'horloge sans aiguilles, le son des cloches, un rire de femme), de situations similaires (l'infidélité, le triangle amoureux, les conflits de couple, un accident), de rêves récurrents dans lesquels la mort s'annonce, de souvenirs épars de sa vie passée (certains vécus, d'autres reconstitués après coup), de rencontres faites en chemin. Des images du passé qui refleurissent au bord de la route et qui sont autant d'échos de sa jeunesse, empreints de nostalgie, de mélancolie, de tristesse et de regrets. Des traits familiaux qui se transmettent de génération en génération, dont une sorte de dédain et une certaine froideur envers les autres, qui enferme dans une étrange solitude d'une vie faite de devoirs sans plaisir. Un homme anxieux qui approche de la fin de sa vie et qui fait des rêves qui sont comme des sentences ("Vous êtes coupable de culpabilité, je note que vous l'ignorez").  Lorsque l'heure suprême de la prise de conscience est arrivée, lorsqu'il faut oser se regarder dans le miroir, non sans effroi ni sans angoisse. Mais c'est le prix à payer pour se réconcilier avec soi-même et parvenir à une sérénité salutaire.

Bibi Andersson et Victor Sjöstrom

Avant de terminer ce billet, j'aimerais revenir au titre du film.  Les fraises sauvages, c'est le temps de l'innocence mais aussi celui de sa perte et de la chute lorsque le petit panier de la cueillette sera lâché dans une scène de séduction, prémisse d'un amour de jeunesse perdu. Un thème récurrent dans plusieurs de ses films, et que Bergman mentionne dans ses souvenirs d'enfance (Laterna Magica) : les fraises sauvages sont liées au désir mais aussi à la destinée tragique de la jeune fille qui avait suscité ce désir.  Eros et Thanatos, qui se mélangent toujours intimement dans son œuvre. 

Bibi Andersson et Per Sjöstrand

Et si on retrouve dans ce film Victor Sjöstrom en tant qu'acteur, il était avant tout reconnu en tant que réalisateur, au point d'être considéré comme l'un des pionniers de l'art cinématographique.  Les fraises sauvages est aussi un hommage d'Ingmar Bergman au réalisateur Victor Sjöstrom, tant il s'inspire beaucoup de son film muet La Charrette fantôme (1921), d'après le roman de Selma Lagerlöf, Le Charretier de la mort (1912). Julien Duvivier réalisera en 1939 un remake français de ce film, avec Pierre Fresnay et Louis Jouvet.


Les fraises sauvages d'Ingmar Bergman est sans doute le film le plus accessible vu à ce jour du réalisateur (Cris et chuchotements, Sonate d'automne et Sarabande).  Je vous le conseille donc bien volontiers.

Blogart avait également chroniqué Les fraises sauvages très favorablement, il y a une dizaine d'années, lorsqu'il commençait à peine son périple en Bergmanie. Je vous invite à le lire ici.

jeudi 19 juillet 2018

Moisson de vieux films (2) : Jean Renoir, Raymond Bernard et Robert Bresson

Madame Bovary (1934) de Jean Renoir  ***
Avec Valentine Tessier, Max Dearly, Pierre Renoir

Madame se marrie.  Madame s'ennuie.  Madame rêve.  Madame perd ses illusions. Madame déprime.  

Quand il n'y a plus d'espoir, il n'y a qu'à mourir. 

Madame meurt.


Jean Renoir signe une adaptation fidèle du roman de Gustave Flaubert (j'en parle ici).  Frivole, dépensière, superficielle, vaniteuse, égoïste, adultère, la vie semble décidément trop étroite pour cette femme romanesque, qui sera mal payé en retour lorsque l'heure d'honorer ses dettes adviendra. A proximité de cette femme fantasque, une étude sociologique des mœurs provinciales de la Normandie : paysans rustres, commerçants cupides, aristocrates sans le sou, petits bourgeois intrigants et arrivistes, homme d’église, tous sont dépeints sans complaisance et ne suscitent à aucun moment notre sympathie. 

Valentine Tessier et Robert Le Vigan

Les seconds rôles sont en général excellents, en particulier Pierre Renoir/Charles Bovary et l'ineffable Robert Le Vigan/M. Lheureux, le marchand d'étoffes.  Mais le choix porté sur  Valentine Tessier pour interpréter Emma Bovary est étonnant.  Trop mûre pour le rôle, empâtée par les ans, sa maturité condamne d'office le personnage, alors qu'une femme plus jeune et inexpérimentée aurait pu apporter une circonstance atténuante.  Après renseignement, ce choix aurait été imposé à Jean Renoir (Valentine Tessier était la maîtresse du producteur Gaston Gallimard à cette époque). Son jeu pose également question : Valentine Tessier vient du théâtre, ce qui ne passe pas inaperçu non plus dans son interprétation. Bref, il y a quelque chose de décalé dans cette Madame Bovary, et on peut dire que tout est fait pour ne pas susciter une grande empathie chez le spectateur. Au pilori, Madame Bovary !



J'étais une aventurière (1939) de Raymond Bernard ****
Avec Edwige Feuillère, Jean Murat, Jean Tissier, Jean Max

L'ex-comtesse russe Véra Vronsky (Edwige Feuillère), jeune comtesse russe ruinée,  a toujours vécu sur un grand pied.  Elle écume  aujourd'hui les palaces de la Côte d'Azur et vit de petites escroqueries à l'aide de deux complices, Desormeaux (Jean Max) et Paulo (Jean Tissier). Un nommé Glorin (Jean Murat) est leur future cible. Mais Véra se laisse prendre au jeu de la séduction et tombe amoureuse de cet homme...

Cette comédie se rapproche fortement des comédies américaines de la même époque, et c'est à multiples reprises que le nom de réalisateur Ernst Lubitsch  se rappelle à nous, sans pour autant dépasser le maître.  Edwige Feuillère est toujours aussi exceptionnelle : belle, charmante, drôle, élégante.  En un mot : délicieuse. Mais il faut reconnaître qu'elle est très bien entourée : Jean Murat, Jean Tissier et Jean Max ne dépareillent aucunement (on constatera que le prénom Jean était très en vogue à cette époque). 

Jean Tissier
Je les ai trouvés si sympathiques que je ne résiste  pas à présenter un peu plus longuement l'un d'entre eux, Jean Tissier, qui a particulièrement attiré mon attention par l'excellence de son jeu et sa dégaine nonchalante et narquoise.  Très populaire dans les années 1940, il tournera avec les plus grands réalisateurs, dont Sacha Guitry, Henri-Georges Clouzot, Claude Autant-Lara, Roger Vadim, Claude Chabrol, Jean Delannoy... Mais le fait d'avoir beaucoup travaillé pendant l'Occupation pour la Continental ne lui sera pas pardonné.  Ne tournant plus par la suite que de petits rôles pour des films secondaires, il terminera sa vie dans le plus grand dénuement.  C'est assez triste car c'était assurément un très bon comédien. Et comme la vie est parfois bien étrange, il sera inhumé au cimetière de Saint-Ouen aux côtés de l'actrice Mireille Balin, qui connu un destin similaire (je vous en parlais ici).

Tout cela est finalement très déprimant et nous éloigne grandement de cette comédie très réussie, qui inspirera d'ailleurs plusieurs remake.  Dont une version américaine (I Was an Adventuress de Gregory Ratoff, avec les acteurs Erich von Stroheim et Peter Lorre) et une autre du même réalisateur 20 ans plus tard (Le Septième Commandement, avec toujours Edwige Feuillère dans le rôle principal).


Les escrocs en pleine combine, interprétés par Edwige Feuillère, Jean Max et Jean Tissier





Les Dames du bois de Boulogne (1945) de Robert Bresson ***
Avec María Casares, Paul Bernard, Elina Labourdette

Quand une femme amoureuse mais déçue et délaissée par son amant se transforme en harpie vengeresse en mettant au point un piège machiavélique, dont elle ne cessera de tirer les ficelles afin de compromettre son ex-amant avec une ancienne danseuse de cabaret,  qu’un revers de fortune a conduit à la déchéance et qui lui cache son passé.

Crépusculaire,  sobre, austère, venimeux et funeste à la fois.  Il y a finalement quelque chose qui rappelle Les liaisons dangereuses dans ce trio femme vengeresse/ancien amant/femme perdue, où seule cette dernière induit chez le spectateur une sympathie certaine. Ce film fut injustement décrié à sa sortie mais très bien défendu par François Truffaut (lire à ce propos Les films de ma vie), qui admirait le réalisateur Robert Bresson, et ce même si Les Dames du bois de Boulogne n'est pas vraiment représentatif de son œuvre.  La photographie, les costumes, le cadrage, l'éclairage et les clairs/obscurs sont très travaillés, donnant une patine esthétique qui m'a particulièrement séduite, avec un petit côté désuet qui fait aussi tout son charme.

María Casares

Inspiré de l'histoire de Mme de la Pommeraye dans "Jacques le fataliste et son maître" de Denis Diderot, les dialogues du film sont de Jean Cocteau.

Quelques mots sur  María Casares.  Célèbre tragédienne, elle marquera particulièrement le cinéma français dans les années 40, en participant à de nombreux classiques, dont Les Enfants du paradis.  Actrice espagnole naturalisée française, elle vivra une intense histoire d'amour,   incandescente mais secrète,  avec Albert Camus. Cette passion fera l'objet d'un roman, Tu me vertiges de Florence M.-Forsythe, que je n'ai pas encore lu mais qui me tente beaucoup.


lundi 16 juillet 2018

Moisson de vieux films (1) : D.W. Griffith, Abel Gance et Jean Vigo

Naissance d'une nation (The Birth of a Nation, 1915) de D.W. Griffith ***(*)
Avec Nate Parker, Armie Hammer, Mark Boone Junior

Extrêmement célèbre pour le génie du réalisateur et la démesure des reconstitutions historiques, mais également très controversé de par son discours raciste, ce film mérite-t-il sa réputation ? Et bien oui, tout à fait.  On est bluffé par cette superproduction, par la virtuosité du montage et de sa mise en scène (étonnamment moderne) et par sa première partie (la durée du film, découpé en deux chapitres, est de 190 minutes), qui se déroule à un rythme effréné et qu'on suit sans peine tant elle ne heurte guère notre sensibilité.  Certes, on tique sur la représentation de l'esclavage dans le Sud (la communauté noire semble être en colonie de vacances et ils s'amusent comme des petits diables pendant leur pause de deux heures sur le temps de midi, on croit rêver) mais on pardonne et on ferme les yeux sur cette vision simpliste, édulcorée et invraisemblable.  L'affaire se corse dans la deuxième partie, dont le contenu est tout simplement honteux et affligeant.  Voir la naissance du Ku Klux Klan et son apologie, voir sa représentation de la communauté noire après la guerre de Sécession est absolument effroyable et on se demande comment D.W. Griffith a pu sérieusement soutenir qu'il n'en était rien à ses détracteurs.  Il tournera par la suite Intolérance en 1916, encore considéré de nos jours comme le chef-d'œuvre de Griffith.  Je le verrai prochainement.


Petite anecdote : on retrouve dans ce film la muse du réalisateur, qui n'est autre que l'une des actrices les plus célèbres du cinéma muet, que les cinéphiles connaissent bien pour son interprétation de Mme Cooper dans La nuit du chasseur de Charles Laughton : Lillian Gish.


La fin du monde (1931) d'Abel Gance *
Avec Abel Gance, Victor Francen, Colette Darfeuil 

Premier film parlant d'Abel Gance et premier film que je vois du réalisateur.  Je gage qu'il ne s'agit pas de son meilleur film, même si je ne remets pas en cause la qualité de sa mise en scène, notamment dans les dernières scènes d'orgie et de panique suite à la peur de la fin du monde consécutive au passage d'une comète qui se dirige en droite ligne vers la terre.  Mais quel discours naïf, quelle interprétation des acteurs décevante (en particulier celle d'Abel Gance, la pire de toutes) et quelle romance ennuyeuse.  La durée du film a été réduite de beaucoup et on se saura jamais si on l'a échappé belle ou si le film aurait été tout autre (un doute m'assaille).  A voir quand même, par curiosité.





Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo  **
Avec Louis de Gonzague, Raphaël Diligent, Jean Dasté 

Jean Vigo s'en donne à cœur joie dans ce film foutraque en puisant dans ses souvenirs d'enfance, enfin disons les meilleurs. Le cinéma muet n'est pas loin et cela se voit, notamment dans une première séquence (en forme d'hommage ?) ou le jeu d'un des acteurs (Jean Dasté, très lunaire). Le film semble chaotique, décousu et manque certainement de liant, mais il se voit sans déplaisir tant il prône un esprit libertaire aussi irrévérencieux que réjouissant, et c'est sans doute là que se niche sa plus belle réussite.  Certains personnages sont également très drôles et ils ne manquent pas de finesse à certains moments. 

Ce film sera censuré jusqu'en 1946. Pardi, on ne badine pas avec l'autorité, non mais !  Tout cela nous semble bien dérisoire aujourd’hui, même si cette liberté de ton pourrait sans nul doute encore en déplaire à certains.



samedi 14 juillet 2018

Le réalisateur Ingmar Bergman : 100 ans déjà

Persona (1966) d'Ingmar Bergman



« Ah, Bergman, pour te foutre le blues, c’est le chef d’escadrille. » 

 Le sourire de Claude Miller, avec  Jean-Pierre Marielle


« Tant de fantômes, de démons, d'êtres surnaturels sans nom, ni lieu, m'ont entouré depuis mon enfance. » 

« Oui, c'est vrai, j'ai de la tension, j'en ai depuis qu'il m'a fallu passer par une période d'humiliation et d'avilissement, les joues me brûlent et j'entends quelqu'un qui hurle, peut-être est-ce moi. »

Le cri (détail) d'Edvard Munch

« Fantômes, diables, démons, bons, méchants ou simplement contrariants. Ils m'ont soufflé au visage, bousculé, piqué avec des épingles, ils m'ont attrapé par le bout de mon chandail.  Ils m'ont parlé, sifflé, chuchoté : des voix claires, pas particulièrement intelligibles, mais impossibles à ignorer. »

Extraits de Laterna Magica d'Ingmar Bergman

Squelette arrêtant masques (1891) de James Ensor



« En se confrontant avec ses démons, il a fait un travail de catharsis. Il a, en fait, dansé avec ses démons. »

Liv Ullmann


«  Je n’ai jamais vu un auteur qui filme sa vulnérabilité avec tant de générosité. La grandeur de Bergman vient de sa vulnérabilité magnifique

Pour moi, et je pense que c’était le cas chez lui aussi, écrire un film est une façon de se battre avec soi-même et de retrouver momentanément, quand le film est écrit, une forme d’harmonie et de structure. »

Joachim Lafosse

«  Bergman n'est pas obscène, il est indécent.  »

 Jeanne Moreau



« Ce ne sont pas des films aimables. » 

Philippe Lioret 





Je ne contredirai pas Philippe Lioret à propos des films d'Ingmar Bergman, qui traitent tour à tour de thèmes aussi réjouissants que la famille et la transmission de ses névroses, du couple, de la femme, de l'amour, du désir, de la mort (Eros et Thanatos, très présents dans son œuvre), mais aussi de la maladie, de la religion, de la foi, de la perte et du retour vers le passé sans complaisance lorsque l'heure du bilan est venue.  Un cinéma exigeant, et de ce fait des films très peu diffusés à la télévision. Il faut se rabattre sur les DVD, les cinémathèques ou les divers festivals pour avoir la possibilité de voir ses films, tout en s'armant de courage et de volonté pour affronter la foudre bergmanienne, avec ses masques qui tombent et les vérités qui blessent.

Aujourd'hui, cela fait exactement cent ans que naissait Ingmar Bergman, à Uppsala. Des réalisateurs aussi prestigieux que Kubrick (The Shining), Tarkovski (Le sacrifice), David Lynch (Mulholland drive), Lars Von Trier ou Woody Allen l’ont cité pour modèle.  Ce qui frappe dans les films de Bergman est notre sentiment qu'il y a beaucoup de choses intimes et très personnelles dans son cinéma, bien sûr transformées, romancées, mensongères et manipulées, hystérisées même, mais le substrat est on ne peut plus authentique et sensible, tant la plaie semble encore à vif et à jamais incicatrisable. 


« Au lieu de visages, nous a-t-on donné des masques à porter ?  au lieu de sentiments, nous a-t-on inculqué l'hystérie ?  »  


« Pourquoi a-t-on fait de mon frère un infirme ? Pourquoi ma sœur a-t-elle été réduite à un cri ? Pourquoi ai-je vécu avec une blessure toujours infectée qui ne s'est jamais refermée et qui me transperçait tout entier ? »  


« (...) je tombe, je tombe et je traverse l'abîme de la vie sans pouvoir me raccrocher à rien.  Cet abîme est un fait.  De plus c'est un abîme qui n'a pas de fond, on ne se tue même pas en s'écrasant sur un rocher ou un miroir d'eau tout au fond.  » 


« Je prie Dieu, sans confiance. Il faudra, sans doute, se débrouiller tout seul, comme on pourra. » 

« (...) tu nais sans l'avoir demandé, tu vis sans sans que cela ait un autre sens que celui de vivre.  Lorsque tu meurs, tu t'éteins.  Tu étais un être, tu te transformes en non-être.  Il n'y a pas nécessairement un dieu qui régisse nos atomes de plus en plus capricieux.  
Ce savoir m'a donné une espèce de sérénité qui a résolument chassé en moi l'angoisse et le tumulte. » 


Extraits de Laterna Magica, autobiographie d'Ingmar Bergman


Le réalisateur Ingmar Bergman


Pour mieux connaître Ingmar Bergman, je ne peux que vous conseiller de lire son autobiographie Laterna Magica, publiée en 1987.  Il revient longuement sur la genèse de son œuvre à travers le vécu de son enfance et adolescence, fils d'un pasteur luthérien à la morale rigide et d'une mère dominatrice.  Un témoignage dans lequel il se flagelle volontiers, se présentant comme arrogant, égoïste, maladif, menteur et fabulateur, une personne dotée d'une imagination débordante pour mieux affronter ses fantômes du passé et qui a porté le choix de la schizophrénie  comme modèle de survie.  Coupé de ses sentiments en s'observant et se mettant en scène, « une maladie professionnelle qui m'a suivi impitoyablement à travers toute ma vie et qui a si souvent escamoté ou désagrégé mes expériences les plus profondes . »





S'il ne fallait ne voir que quelques films de Bergman, voici la liste des films conseillés : 

  • Le septième sceau (1957)
  • Les fraises sauvages (1957)
  • Persona (1966)
  • Scènes de la vie conjugale (1973)
  • Sonate d'automne (1978)
  • Fanny et Alexandre (1982)

Le septième sceau (1957) d'Ingmar Bergman


Les fraises sauvages (1957) d'Ingmar Bergman


Fanny et Alexandre (1982) d'Ingmar Bergman



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