vendredi 31 août 2018

Bilan littéraire du mois : quelques essais

Montaigne d'Arlette Jouanna ****
Éditions Gallimard, 2017

Je trouve qu'il est toujours important d'inscrire une oeuvre philosophique dans son contexte, que ce soit l'histoire d'un pays, d'un terroir spécifique ou l'évolution d'une pensée, mais aussi l'histoire individuelle ou le vécu familial. Et celui de Montaigne n'est pas à dédaigner : ancien magistrat, maire de Bordeaux, seigneur de Montaigne qui connu la tourmente des guerres de Religion et qui décida un beau jour de se retirer dans sa demeure natale pour écrire ses pensées. Arlette Jouanna nous offre son regard d'historien prudent et assez neutre, qui se traduit par un texte aussi intéressant qu'intelligent. Arlette Jouanna maîtrise excellemment son sujet et c'est un plaisir de découvrir Montaigne en sa compagnie. Indispensable avant d'aborder les Essais de Montaigne ? Peut-être bien.

Présentation chez Gallimard : c'est ici que cela se passe.


Nietzsche devant ses contemporains ****
Monaco, Éditions du Rocher, 1959

Certes, ce recueil de textes réunis et publiés par Geneviève Bianquis autour de Nietzsche, écrits par ceux-là même qui l'ont côtoyé de près (lettres et textes d'amis, de camarades d'école, de ses étudiants, de la famille, de proches ou de moins proches), n'est pas des plus récents. N'empêche, il demeure très intéressant, puisqu'il nous offre un regard multiple sur la personnalité de Nietzsche, allant de l'enfance à sa mort, par ceux-là même qui ont vécu à ses côtés.  Une personnalité hors norme, une intelligence très vive et un destin tragique lorsqu'il tombera dans les gouffres de la démence, souffrant peut-être du même mal que Baudelaire ou Maupassant (beaucoup de controverse quant à l'origine de la démence de Nietzche subsistent). Le dernier chapitre de sa vie est saisissant, poignant et d'une grande tristesse. Non, la folie n'est pas romantique, elle est déchéance et souffrance, y compris pour les proches. Dans la même collection, nous retrouvons Baudelaire devant ses contemporains. Je l'emprunterai probablement dans les mois qui viennent.


Noblesse de l'esprit  (Goethe - Chamisso - Richard Wagner - Freud - Dostoïevski - Tolstoï - Cervantès) de Thomas Mann ***
Éditions Albin Michel , 1960 

Il s'agit d'un recueil de textes écrits à différentes périodes de la vie de Thomas Mann. Il revient sur des personnalités pointues, qu'elles soient littéraires, musicales ou qui ont marqué d'une manière ou d'une autre leur époque.  C'est plaisant à lire.  Le chapitre consacré à Goethe est le plus important du recueil, mais je retiens surtout celui consacré à Freud. On sait à quel point Freud rechignait bien volontiers à citer ses sources ou ses influences dans le développement de la conception des théories psychanalytiques.  Mais Thomas Mann remet en quelque sorte l'église au milieu du village - sans pour autant dénigrer le génie de Freud - en citant deux auteurs très importants qui ont dû l'influencer (inconsciemment ou pas, soyons ironique sur ce coup-là) : Nietzsche et Schopenhauer. 



Journal d'Hiroshima : 6 août-30 septembre 1945 de Michihiko Hachiya ****
Éditions Tallandier, Collection Texto, 2015

Oubliez tous les écrits politiques, historiques, militaires ou propagandistes, genre  c'était nécessaire pour arrêter le conflit au plus tôt.  Vivez Hiroshima à l'heure de la bombe et les quelques semaines qui suivirent "de l'intérieur", par l'intermédiaire du journal du docteur Michihiko Hachiya, qui survécu à l'explosion tant bien que mal, et qui se rendit au plus vite à l’hôpital, dont il est directeur à l'époque, pour assurer les premiers soins. Un langage simple, épuré, à hauteur d'homme et qui va à  l'essentiel, celui de la condition humaine après une telle horreur. Nous sommes au plus proche des victimes, au jour le jour, et c'est émouvant et effrayant à la fois. Plus jamais ça ? A voir.  Important à lire ? Certainement. Car nous sommes également au plus près de la pensée japonaise, avec quelques passages assez surprenants pour nous, occidentaux. Comme toutes les considérations sur l'Empereur ("J'ai mal dormi la nuit dernière. Je me faisais du souci pour l'Empereur et j'avoue que son bien être occupait davantage mon esprit que le spectacle de la défaite."), dont l'épisode  concernant "la terrible responsabilité" de protéger l'effigie de l'Empereur en cas d'urgence. Une autre époque aussi, assurément.  Quoi qu'il en soit, Michihiko Hachiya impose le plus grand respect et nous offre un témoignage qui n'a rien perdu de sa pertinence. Le Journal est bien encadré par la préface de Didier Le Fur, l'Avant-propos de Warner Wells (15 mars 1955) et, pour terminer le Journal, par l'Avant-propos à l’Édition Américaine de 1995 par John W. Dower.

Présentation chez Tallandier : c'est ici que cela se passe.

samedi 25 août 2018

Silence de Shûsaku Endô

Vivre sa foi catholique au Japon n’était pas toujours bien perçu dans les années 30. L’œuvre de Shūsaku Endō, qui fut baptisé à onze ans avec sa mère, qui se convertit au catholicisme à son retour à Kōbe en 1934, se nourrira beaucoup de cet accommodement bien compliqué entre le christianisme et les traditions religieuses japonaises, bien éloignées de l’idée du monothéisme. 

Son roman « Silence », considéré comme le chef-d’œuvre de Shūsaku Endō, s’inscrit dans un contexte historique très particulier, celui des persécutions des missionnaires jésuites et des convertis catholiques japonais au 17e siècle. 

« Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé ; celui qui ne croira pas, sera condamné ». 

Christophe Ferreira, missionnaire envoyé par la Compagnie de Jésus portugaise et tenu en grande estime pour avoir évangélisé la population japonaise pendant trente-trois ans, subira à son tour les persécutions. Réputé pour être un théologien très averti doté d’un courage indomptable, l’Église de Rome est d’autant plus surprise d’apprendre qu’il aurait apostasié à Nagasaki, après avoir subi le supplice de « la fosse ». Que Christophe Ferreira ait pu abjurer sa foi en rampant devant les infidèles, voilà qui semble impensable. Raison pour laquelle l’Église de Rome réunira quatre prêtres pour leur confier une mission des plus périlleuses : se rendre au Japon et se frayer une voie dans les affres de la persécution, afin d’y mener un apostolat clandestin et de racheter l’apostasie de Ferreira, qui avait si profondément blessé l’honneur de l’Église. 

Shūsaku Endō questionne le fondement de la foi, à travers le parcours des suppliciés qui n’ont rien à envier aux martyrs des premiers chrétiens. Les tortures infligées aux croyants sont franchement atroces, mais l’auteur ne s’y complait jamais, en restant en plus près des questionnements de l’un d’entre eux, le jeune missionnaire Sébastien Rodrigues. Supplice, épreuve, souffrance, endurance, courage et sacrifice, toute la panoplie du parfait chrétien s’y retrouve, engagé dans le combat à la vie à la mort pour entretenir sa foi. Même la figure de Judas ne fait pas défaut, en apparaissant à multiples reprises sous les traits d’un converti japonais qui n’hésite pas à fouler aux pieds l’image du Christ ni à dénoncer Sébastien Rodrigues, pour sauver sa peau. 

Ne jamais abandonner sa sainte foi, oui, mais à quel prix ? Face au silence de Dieu, face à la culpabilité, à la souffrance des autres, à la solitude, au doute. Face à la mort des croyants japonais martyrisés, qui ne peuvent être sauvés que par une seule parole, celle du reniement de Sébastien Rodrigues face à ses persécuteurs. La vie n’est-elle pas aussi sacrée que la foi ? Que l’Église ? La vie réclame aussi son dû et le sacrifice qu’elle exige n’est peut-être pas celui auquel pensait Sébastien Rodrigues lorsqu’il débuta sa mission… 

« Il n’y a ni forts ni faibles. Qui oserait affirmer que les faibles ne souffrent pas plus que les forts ? » 

Silence de Shûsaku Endô a été adapté plusieurs fois au cinéma : par Masahiro Shinoda (1971) et par Martin Scorsese, très récemment. Le réalisateur américain se révèle très fidèle au roman, même si je le trouve plus complaisant que l’auteur dans la démonstration des différentes méthodes de torture. Martin Scorsese serait-il plus fasciné/captivé que Shūsaku Endō par la violence des hommes ? 

Quelques éléments de la fin diffèrent également, parfois au bénéfice de Martin Scorsese (plus explicite dans le dénouement), d’autres fois au bénéfice de Shūsaku Endō, qui nous présente par exemple un très bel acte de générosité vers la fin de son roman. La foi trouve toute sa justification dans les accommodements imposés par les épreuves, dans le partage et le pardon, plutôt que dans "l'héroïsme" d'un martyr, semble nous murmurer Shūsaku Endō.


J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Marilyne : son avis est ICI 



lundi 20 août 2018

La ville de Bruges vue par ...

William Degouve de Nuncques (1867 - 1935)


Fernand Khnopff (1858 - 1921)


Fernand Khnopff (1858 - 1921)

Fernand Khnopff (1858 - 1921)

Fernand Khnopff (1858 - 1921)

Fernand Khnopff (1858 - 1921)

Une ville abandonnée de Fernand Khnopff (1858 - 1921)

Portrait de Georges Rodenbach par Lucien Lévy-Dhurmer (1865 - 1953)

Lucien Lévy-Dhurmer (1865 - 1953)

Lucien Lévy-Dhurmer (1865 - 1953)


Xavier Mellery (1845-1921)

Xavier Mellery (1845-1921)

Xavier Mellery (1845-1921)

samedi 18 août 2018

Moisson de vieux films (3)

De Mayerling à Sarajevo (1940) de Max Ophuls ***
Avec Edwige Feuillère, John Lodge, Aime Clariond

Le destin tragique de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche,  devenu l'héritier de François-Joseph Ier à la mort de son fils l'archiduc Rodolphe. 

Un film qui mélange assez adroitement la romance entre l'héritier et la comtesse tchèque (et donc sans rang dynastique) Sophie Chotek et les aspects historiques plus politiques tels que les changements de gouvernance qu'auraient pu apporter l'archiduc François-Ferdinand, aux idées plus modernes que son oncle François-Joseph, souverain despotique qui mènera à la première guerre mondiale. 

J'imagine volontiers l'importance symbolique qu'aurait pu avoir ce film pour Max Ophuls, dans la mesure où nous sommes à la veille de la seconde guerre mondiale au début du tournage. Mais la grande histoire rattrapera la petite histoire, et le tournage sera interrompu suite à la mobilisation française de 1939, pour n'être repris qu'en février 1940,  avec une équipe réduite.  La qualité du film s'en ressent, notamment dans les dernières scènes du film, dont la pauvre reconstitution d'une scène clé, celle  de l’assassinat du couple lors de l'attentat à Sarajevo. Ce film n'est donc pas une oeuvre phare de sa filmographie mais il se regarde tout de même avec plaisir et intérêt. Mention spéciale pour l'actrice Edwige Feuillère, aussi belle que talentueuse. 

Et si vous avez toujours voulu savoir ce que signifie un mariage morganatique sans oser poser la question, le film y répondra et vous pourrez ensuite briller en société en le mentionnant nonchalamment au cours d'une conversation portant sur la monarchie (sujet pas très en vogue, il est vrai, mais qui vous distinguera d'autant plus).



Ce n'est pas le premier film de Max Ophuls que je chronique sur mon blog.  Je vous renvoie aux billets correspondants : Le plaisir (moyennement aimé) et Madame de... (beaucoup aimé)



Copie conforme (1947) de Jean Dréville ****
Avec Louis Jouvet, Suzy Delair, Annette Poivre 

Que ce film est drôle, savoureux dans ses dialogues et réjouissant à regarder, grâce à  l'excellent jeu des acteurs principaux,  à savoir Suzy Delair et Louis Jouvet, qui s'en donne à cœur joie dans cette double interprétation d'un modeste employé et d'un audacieux cambrioleur, qui se ressemblent tellement que le voleur à l'idée de l'utiliser comme alibi pour ses prochaines combines. Franchement, son interprétation est un régal pour les yeux, tant il arrive à donner une personnalité tout autre en fonction de son personnage, du grand art. 

Ce film n'a pas d'autre prétention que celle de vous divertir et le réussit fort bien. Les dialogues sont de Henri Jeanson,  l'auteur du "Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une tête d’atmosphère ?" d’Arletty dans Hôtel du Nord de Marcel Carné, ou encore de Pépé le Moko de Julien Duvivier, pour ne citer que ceux-là. Le scénariste français d'origine russe n'est autre que Jacques Companeez (La Maison du Maltais de Pierre Chenal, J'étais une aventurière de Raymond Bernard, Casque d'or de Jacques Becker).



Ce n'est pas la première fois que je commente un film de Jean Dréville, puisque je vous ai déjà présenté Le joueur d'échecs.  Vu à l'époque à la Cinematek de Bruxelles et dont je me souviens encore très bien, ce qui est bon signe. Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg est nettement plus dispensable.




Maigret et l'affaire Saint-Fiacre (1959) de Jean Delannoy  ***
Avec Jean Gabin, Michel Auclair, Robert Hirsch, Valentine Tessier

Le commissaire Maigret retourne dans sa ville natale car sa vieille amie, la comtesse de Saint-Fiacre, reçoit une lettre anonyme lui annonçant qu'elle mourra le merdredi des Cendres... Le jour venu, elle est retrouvée morte. On diagnostique un arrêt cardiaque, mais cette version des faits ne suffit pas à Maigret.

Adapté de L'Affaire Saint Fiacre de Georges Simenon (j'en parle ici), ce film respecte le roman dans ses grandes lignes, tout en s'en différenciant par certains aspects, notamment en ce qui concerne l'attitude de Maigret. Dans le roman, le commissaire se complait dans ses souvenirs d'enfance en se laissant volontiers porter par les événements. Dans le film, Jean Gabin a toujours cette lueur mélancolique dans les yeux mais dirige plus en main de maître l'enquête en cours.  C'est par ailleurs une constante dans l'adaptation des romans de Simenon avec Jean Gabin comme interprète principal, les personnages simoniens interprétés par l'acteur sont souvent plus terre à terre, plus bavards et plus interventionnistes que les personnages littéraires, davantage contemplatifs et doués d'une capacité d'absorption semi-consciente de l'environnement, plus intuitifs et vulnérables en quelque sorte.   Quoi qu'il en soit, c'est un plaisir de l'accompagner sur les lieux de son enfance et de revoir la Place d'Allier et la reconstitution en studio du Grand Café de l'époque,  à Moulins en Auvergne.  Un Grand Café dans lequel j'ai eu le plaisir de me rendre à plusieurs reprises.  Pour le coup, la nostalgie joue pour moi également.

La mise en scène est classique mais efficace, l'interprétation des acteurs honnêtes et l'ambiance provinciale et l'utilisation du château assez intéressantes. A noter, les dialogues sont de Michel Audiard.  Un bon Maigret, en somme.




Une autre adaptation de Maigret au cinéma ?  Les inconnus dans la maison de Henri Decoin, avec Raimu.
Une autre adaptation de Simenon, avec Jean Gabin ?  Le président de Henri Verneuil.

samedi 11 août 2018

Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg de Jean Dréville

Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg (1937) de Jean Dréville *
Avec Gaby Morlay, Jean Yonnel , Pierre Renoir 

C’était l’époque où il fallait présenter sur les écrans trois ou quatre films d'atmosphère russe dans l'année et Jean Dréville semble s’être plié à cette mode florissante pour satisfaire ses producteurs.  Un genre qui a produit bien peu d’œuvres impérissables, il faut bien l'avouer. Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg, adaptation (très fainéante) de La Sonate à Kreutzer écrite par Léon Tolstoï, ne fera pas exception à la règle. Car rien ne fonctionne vraiment dans ce film : tout est grandiloquent, superficiel, surligné et surjoué. Il manque de la finesse, de l’élégance et de la sensualité. Et quand on parle d'amour, et bien... c'est un peu navrant.  Le scénario est tellement simplifié que tout ce qui faisait le sel de la nouvelle de Tolstoï a disparu, tant et si bien que les seconds rôles n’ont plus rien à dire et sont tout simplement inexistants. Les rôles principaux ne s’en sortent guère mieux, et ce malgré l'application de Jean Yonnel, qui semble vouloir donner le meilleur de lui-même. Hélas, son jeu trop théâtral ruine tous ses efforts. Après renseignement, Jean Yonnel fut l'un des derniers tragédiens dans la grande tradition des acteurs du début de siècle et effectua l'ensemble de sa carrière à la Comédie-Française. Nous y voilà ! C'était sans aucun doute un grand tragédien au théâtre, mais il n'était définitivement pas un grand acteur de cinéma. Petite anecdote amusante, je lui trouvais un petit air de ressemblance avec le comte Dracula (en tout cas, tel qu’il était incarné au cinéma à cette époque) et il se trouve qu’il était d’origine roumaine ! 

Jean Yonnel, Gaby Morlay

Même la musique, pourtant essentielle dans le film, ne le sauve pas : les oreilles sont martyrisées par les notes martelées qui accentuent inutilement les effets dramatiques. Que dire de la fin ?  Elle se veut romantique et mélodramatique, elle n'est que ridicule, grotesque et caricaturale.  Même les violons ne manquent pas, ni le chœur russe final. Les oreilles demandent grâce et c’est avec une grande reconnaissance qu’elles accueillent le silence du générique de fin.

Les Nuits blanches de Saint-Pétersbourg est un film de commande très dispensable, tant Jean Dréville semble l'avoir expédié au plus vite pour mieux passer à autre chose. Heureusement, j’ai déjà eu l’occasion de voir d’autres films du réalisateur pour m’en faire une meilleure opinion : Le joueur d’échecs et Copie Conforme.

lundi 6 août 2018

Daïnah la métisse de Jean Grémillon

Daïnah la métisse (1931) de Jean Grémillon ***
Avec Charles Vanel, Habib Benglia, Laurence Clavius, Gaston Dubosc 


Sur un paquebot de luxe où elle accompagne son mari, Daïnah la métisse use de son charme étrange et de son exotisme troublant. Un soir, sur le pont désert, elle s'amuse à attirer un mécanicien qu'elle repousse en le mordant cruellement. Le lendemain, Daïnah disparaît par dessus bord. L'enquête piétine mais le mari, devinant la vérité, s'érige en justicier.

Quel film curieux et étrange.  Fortement mutilé par Gaumont (certaines scènes sont supprimées ou  remontées contre l'avis du réalisateur), on peut comprendre que Jean Grémillon n'ait pas voulu être crédité au générique de fin. Le jeu et le phrasé de l'actrice principale, Laurence Clavius, est très bizarre également.  Après tout, c'est le début du parlant et ce décalage doit s'expliquer par l'inexpérience de l'actrice.  Le film est-il inintéressant pour autant ? Pas du tout, malgré le fait qu'il faudra se contenter de cette version mutilée car il n'y a plus de copie de la version originale.

D'abord, le lieu : un paquebot de luxe et c'est tout un monde en miniature qui se présente à nous.  Il y a le commandant, les marins, les mécaniciens (qui travaillent dans le fond de la salle des machines, un endroit qui semble aussi chaud que l'enfer), l'orchestre et les passagers.  Tous sont assez typés : le commandant commande, les mécaniciens sont rustres et les passagers sont soit frivoles soit mauvaises langues. En haut, c'est le monde des apparences, en bas, celui des instincts primaires. Ceci dit, il faut bien peu pour que le haut soit contaminé par le bas et la séquence du bal masqué est d'autant plus paradoxale que les masques démasquent, tant ils sont angoissants, tristes et déplaisants.


Et parmi toute cette faune, il y a ce couple composé d'un homme au comportement ambigu et d'une femme qui se plait à flirter ouvertement avec les passagers. Elle, c'est Daïnah la métisse, une femme qui a le pouvoir d'être belle et désirable et qui entend bien s'en amuser.  C'est la femme qui assume sa sensualité, attirante mais peu sympathique, une femme libre qui aime jouer avec le désir et la provocation mais qui singulièrement interprétera volontairement un triste rôle, celui de la femme piégée plutôt que celui de la femme piège. Une femme transgressive au départ mais sacrifiée à la fin, comme s'il valait mieux accepter d'être soumise aux contraintes de la morale pour pouvoir continuer à vivre en sécurité, que vouloir à tout prix être libre en risquant de se faire dévorer par le premier loup qui passe à proximité. Daïnah, malgré tout, choisit d'être libre en toute connaissance de cause, quitte à mordre avant de se donner en offrande.  Il vaut mieux mourir libre que vivre dans la peur, semble nous dire Daïnah.  Lui, c'est son mari, un homme noir qui donne des spectacles de magie en soirée.  Un homme inquiétant et aimant à la fois, un homme énigmatique qui appartient à un monde de faux-semblant et qui constitue une sorte de lien entre le monde visible et invisible.  Un homme qui s'affranchira de toutes les convenances sociales pour rendre justice à sa femme, justifiant son appartenance à un monde de l'entre-deux, qui ne connait que ses propres règles.

Daïnah la métisse de Jean Grémillon est sans nul doute un film singulier et particulier pour son époque (il le demeure toujours, par ailleurs). Non seulement parce que les rôles principaux sont interprétés par des acteurs noirs ou métisés, assez rarissime dans les années 30, mais également parce que le propos est trouble, incertain et assez équivoque. La femme est-elle condamnée à n'être qu'une victime malgré ses ambitions tant que régnera la loi du plus fort ? Le couple, très ambivalent,  échappe aussi à toute catégorisation hâtive, ce qui ne plait guère au public en général, qui apprécie la facilité. Mais c'est sans aucun doute là que réside sa plus grande réussite, malgré les plans manquants et le film mutilé qui nous en reste.

Habib Benglia
Quelques mots sur les acteurs.  J'ai trouvé très peu d'information sur la très belle Laurence Clavius, qui interprète Daïnah, si ce n'est qu'il s'agit probablement de son premier et dernier rôle au cinéma.  

Charles Vanel n'est plus à présenter. A cette époque, il a déjà tourné une petite dizaine de films parlants et une pelletée de films muets. Il joue ici le mécanicien (l'homme/le prédateur aux instincts primaires) et il ne fait aucun doute qu'il est l'un des meilleurs interprètes de la distribution du film. 

Habib Benglia, né en Algérie en 1895, fut le premier acteur français d’origine africaine à jouer des rôles du répertoire classique.  Contrairement au théâtre, le cinéma ne lui présentera guère de rôles principaux, à l'exception de Daïnah la métisse. Pour en savoir (un peu) plus sur cet acteur, je vous invite à regarder cette courte vidéo : Artistes de France - Habib Benglia (raconté par Sami Bouajila). Lire également cet article très intéressant : L’oranais Habib Benglia : Ou le parcours du premier acteur noir du cinéma français.


Laurence Clavius

 

Habib Benglia


Un autre avis sur le film ? Mon cinéma à moi... Il ne reste plus qu'à le découvrir à votre tour, si ce n'est déjà fait.

mercredi 1 août 2018

Six-Quatre de Hidéo Yokoyama

Six-Quatre est le nom de code d'une affaire qui s'est passée il y a quatorze ans, en référence à l'année 64 du règne de l’empereur Shôwa (1989). Une affaire non résolue dans laquelle une fillette a été retrouvée assassinée alors que les parents avaient versé une rançon au ravisseur, dans une région du Nord de Tokyo. Il se fait que la prescription des faits approche. L’inspecteur Mikami, qui faisait partie de l’équipe chargée de la traque à l'époque et qui dirige aujourd'hui le service des relations presse dans le même commissariat, n'a pas oublié cet échec cuisant. D'autant plus qu'il est lui-même confronté à la récente et mystérieuse disparition de sa propre fille...

« La police n’est pas le monde entier, elle n’en est pas non plus le centre. »


« Nous sommes des individus et en même temps des éléments d’un tout. »


« Il y a des choses qu’on peut dire et d’autres pas. » 

Je ne vais pas vous résumer plus en détails la suite du roman, car non seulement je risquerais de vous emmêler les pinceaux mais cela deviendrait rapidement assez fastidieux à lire.  Sachez juste que ce - très gros - roman est une immersion totale dans la culture japonaise et les arcanes de sa police, avec tous ses services, départements, secrétariats, directions générales et que sais-je encore.  La police est une grande famille qui doit inspirer à ses membres de la reconnaissance et de la fierté d'appartenir à cette gigantesque organisation. Mais les conflits entre les provinces et la capitale, les faiseurs de carrière, les rivalités entre les différents services, les marchés truqués et la corruption engendrent également du découragement, de la colère et du dépit.  La soumission, l'humilité et le respect envers la hiérarchie d'un côté, le sens de la justice et la nécessité d'assumer ses responsabilités envers le citoyen de l'autre côté, il arrive parfois que les valeurs se percutent de plein fouet. Tout est finalement une question de choix et le lecteur accompagne l'inspecteur Mikami dans ses nombreux questionnements, retranchements et autres tergiversations lorsqu'il hésite entre la fidélité à son nouveau service, l'aboutissement de sa carrière ou son sens du devoir.  Mais envers qui ? Envers la police, la société, les victimes, sa famille ou envers lui-même ?  Car il s'agit aussi de savoir faire des sacrifices.  A cela s'ajoute toute une réflexion sur l'importance de la presse, capable du meilleur comme du pire mais qui constitue la seule porte communicante entre le citoyen et la police. Tout est encore une question de dosage millimétrique entre le droit à l'information et la protection de la vie privée, sans porter atteinte au bon déroulement de l'enquête en cours.

Vous l'aurez compris, nous sommes très éloignés du polar "facile à lire" à emporter sur la plage : nous sommes aux prises avec la culture japonaise dans un tempo qui prend tout son temps pour mieux fouiner dans les moindres recoins de la psyché humaine et de la société japonaise.  Ce qui peut se révéler fastidieux ou passionnant, selon le type de lecteur que vous êtes.  Une intrigue policière qui passe donc volontiers au second plan mais qui donnera lieu à un surprenant assouvissement d'un profond désir de vengeance. Décidément,  Hidéo Yokoyama est un écrivain étonnant.

Pour les cinéphiles de passage, il y a quelques éléments présents dans ce roman (enlèvement d'un enfant contre une rançon, le travail en détails de la police) qui me faisaient parfois penser au film Entre le ciel et l'enfer par Akira Kurosawa.  Petit hommage discret de la part de l'écrivain envers le réalisateur ? La question reste ouverte.

Pour les littéraires de passage, le type d'écriture de Hidéo Yokoyama n'est pas sans faire penser à celle de Henry James, Virginia Woolf, ou James Joyce : c'est le fameux courant de conscience ou flux de conscience, dans lequel on suit le processus de pensée du narrateur.  Ceci dit, la ponctuation est parfaitement respectée, ce qui aide pas mal à la lecture, mais elle se mérite tout même.

Six-Quatre de Hidéo Yokoyama ***, traduit du japonais par Jacques Lalloz,  les Éditions Liana Levi dans la Collection Policiers, date de parution 21-09-2017, 624 pages

J'ai eu le plaisir de faire cette lecture en commun avec Marilyne : son avis est ICI