« Je m’appelle Elia Kazan. Je suis Grec par le sang, Turc de naissance et Américain parce que mon oncle fit un voyage »
Ainsi commence le film le plus personnel d’Elia Kazan, "America, America", accompagné de la voix off du réalisateur. S’il ne fait aucun doute qu’il a mis beaucoup de lui-même dans le personnage principal du jeune Stavros, qui n’est autre que l’alter ego de son oncle Avraam, le frère de son père qui fut le premier de la famille à avoir émigré aux Etats-Unis pour fuir la persécution turque, c’est aussi pour la première fois qu’Elia Kazan s’attelle seul à l’écriture du scénario sans passer par un romancier ou un dramaturge. Et si le film traite d’un sujet intemporel, à savoir celui d’un voyage semé d’embuches vers la terre promise d’un jeune homme qui a tout à apprendre de la vie, offrant par excellence un récit d’apprentissage avec tout ce que cela comporte de compromissions, de ruses, de mensonges, de violences (allant jusqu’au meurtre) et d’impostures pour atteindre son but, il s’ancre aussi véritablement dans un contexte géopolitique bien particulier. Les décors désertiques, les paysages sauvages, l’absence de stars, l’utilisation du noir et blanc ainsi que des gueules burinées d’acteurs non-professionnels donnent à l’ensemble un cachet d’authenticité assez incroyable, le film allant même jusqu’à aborder le début du génocide arménien. Tout le récit passe par le regard de Stravos le solitaire, qui doit trouver sa place parmi les hommes tout en étant chargé par sa famille d’une mission qui prend ici l’allure d’une véritable odyssée biblique, tant le film décrit avec minutie toutes les étapes éprouvantes du voyage. Un apprentissage douloureux tant il démontre la dureté impitoyable de la vie, nécessitant une lutte permanente pour survivre. Car « Etre humain est un luxe qu’on ne peut pas se permettre. Les gens en profitent ». Dans son désir d’être ailleurs, Stravos incarne à jamais ce garçon élu et maudit à la fois, cet exilé qui embrassera le sol américain à son arrivée mais qui en aura payé le prix fort, celui de la trahison et de la corruption.
Un grand film d’Elia Kazan, bien évidemment !
Réalisateur : Elia Kazan
Acteurs : Stathis Giallelis, Frank Wolff, Harry Davis, Elena Karam
Origine : États-Unis
Année de production : 1963
Durée : 3h08
A lire également sur ce blog, du même réalisateur :
* La fièvre dans le sang d'Elia Kazan
* Les Visiteurs d'Elia Kazan
Ouuuuuuuh ! Mais ça fait très envie, ça, surtout que ça a l'air de prendre tout son temps pour camper son récit ! Merci pour cette trouvaille, Sentinelle !
RépondreSupprimerJe dois avouer, un peu honteusement, que je connais le nom d'Elia Kazan, mais très peu son travail. "Les visiteurs" - l'un de ses derniers films - m'avait pourtant marqué. Il faudra vraiment que j'explore plus avant sa filmographie.
Merci pour cette piqûre de rappel, donc, et bon dimanche :)
Ah pour prendre son temps, il prend son temps (3 heures) ! Je ne dis pas que ce film est des plus accessibles du réalisateur mais il m'a impressionnée à plusieurs niveaux, y compris dans sa mise en scène, la direction d'acteurs, la photographie et les jeux de lumière sur le visage et le regard du jeune Stravos (Stathis Giallelis), comme tu peux déjà le constater dans l'extrait ci-dessus.
SupprimerJ'aime beaucoup le réalisateur Elia Kazan, une personnalité complexe et intéressante. Je suis loin d'avoir vu toute sa filmo mais je te conseille À l'est d'Eden, Baby Doll, Le Fleuve sauvage (superbe, avec Montgomery Clift et Lee Remick), La Fièvre dans le sang... beaucoup de bonnes choses donc.
Son film Les visiteurs reste tout de même un de mes préférés, tant ce film est d'une puissance rare, mais ce film-là, tu le connais déjà :)
Très bon dimanche à toi également Martin !
'My name is Elia Kazan. I am a Greek by blood, a Turk by birth and an American because my uncle made a journey'
RépondreSupprimerPas le meilleur Kazan, le plus personnel à n'en pas douter.
Ce n’est sans doute pas le meilleur film de Kazan mais je pense que ce film est incontournable pour toute personne qui s’intéresse au réalisateur. Il est vrai qu’Elia Kazan avait jusque-là toujours travaillé avec des dramaturges (dont Tennessee Williams et Arthur Miller) ou des romanciers (John Steinbeck pour ne citer que le plus connu) et qu’il s’attelle ici pour la première fois seul à l’écriture du scénario. Cela en fait sa force (un récit très intime, sans stars au générique, il fallait oser mais il a fait le bon choix) et sa faiblesse (des lenteurs, des passages plus creux, l’attention du spectateur qui faiblit par moment). Mais Kazan arrive à donner une authenticité aux lieux qu’il filme assez extraordinaire (au point où nous avons parfois l’impression de visionner un reportage qui aurait été tourné en Anatolie ottomane au début de 20e siècle). Puis il part d’une histoire familiale, très personnelle dans un contexte géopolitique très précis, pour en faire un récit à la fois universel et intemporel. Impossible de ne pas voir dans cette quête d’un monde meilleur les milliers de migrants, depuis le début de l’humanité jusqu’à nos jours, et leurs parcours de combattants pour survivre à cet exode douloureux, dangereux mais porteur d’espoir. En abordant cette thématique de l’exil, Kazan nous offre un grand film.
SupprimerA ce propos, pour ceux qui se rendraient à NY, la Red Star Line a organisé, en collaboration avec les américains, une exposition temporaire (du 27 mai au 4 septembre 2016) intitulée « Via Antwerp. The Road to Island » au musée de l’immigration nationale d’Ellis Island, à quelques encablures de la statue de la Liberté. A partir de 1873, ils furent au total 2 millions de passagers à embarquer sur d’énormes paquebots au départ d’Anvers (Antwerp en flamand) pour faire la traversée, dont Albert Einstein et Fritz Austerlitz, le père de Fred Astaire. Quelle aventure !
Bonjour Sentinelle, je n'ai jamais vu America, America (mon Kazan préféré, cela doit être l'Arrangement, même si je ne suis pas forcément un grand amateur du réalisateur), mais je le garde en tête depuis un moment. "Etre humain est un luxe qu'on ne peut pas se permettre", terrible phrase.
RépondreSupprimerBonne journée,
Strum
Bonjour Strum,
SupprimerOui, cette phrase est terrible. Elle me fait penser à Varlam Chalamov, qui dans ses Récits de la Kolyma, disait quelque chose de similaire, avec l'idée que rester humain était un luxe qu'on ne pouvait pas se permettre quand on crevait de faim.
Je n'ai pas aimé le film "L'arrangement", je l'ai d'ailleurs laissé en plan car j'avais du mal avec ce personnage, qui me dérangeait beaucoup tant il me donnait l'impression d'être l'alter égo du réalisateur mais avec quelque chose qui relevait pour moi de l'ordre de l’autoflagellation. J'ai du mal à m'expliquer mais ce film m'a laissée une mauvaise sensation et je n'ai pas voulu le poursuivre. Malgré tout, je ne peux que t'encourager à voir d'autres films du réalisateur. Je pense par exemple à ses films "Le Fleuve sauvage" ou "La Fièvre dans le sang", qui - à mon humble avis - devront te plaire.
Je te souhaite une très bonne journée également !
Tu as raison, il faudrait que je vois La fièvre dans le sang. Et Les récits de la Kolyma, je le lirai un jour aussi - à propos de cette phrase, Woody Allen l'a transformée comme suit dans son chef-d'oeuvre Crimes et Délits : "God is a luxury I can't afford". J'adore !
RépondreSupprimerStrum
Concernant Les récits de la Kolyma, je te conseille l'édition intégrale dans la collection Slovo, aux éditions Verdier, qui a réuni en un seul volume les six recueils de Varlam Chalamov et ce dans une nouvelle traduction parue en 2003. Il vaut mieux être en bonne forme pour le commencer, cela va sans dire, mais quel témoignage aussi ! Si cela t'intéresse, j'en parle plus longuement ici : http://livresque-sentinelle.blogspot.be/2014/08/recits-de-la-kolyma-de-varlam-chalamov.html
SupprimerAh je regrette d'autant plus de ne pas avoir vu Crimes et Délits de Woody Allen lorsqu'il est passé sur une de nos chaînes belges dernièrement, qui lui consacre un cycle toute l'année 2016 pour ses 80 ans. Plus d'une trentaine de films seront diffusés. Mais c'était avant d'avoir lu ton billet à ce sujet, dommage car je ne l'aurais pas loupé sinon.
"God is a luxury I can't afford", j'aime beaucoup aussi ! Ceci dit, j'envie parfois les personnes qui ont la foi, mais c'est un autre sujet ;-)