dimanche 25 septembre 2016

Le Palais des rêves d’Ismail Kadaré

Début du roman, chapitre I : Le matin

C’était une matinée humide. Il tombait une petite pluie mêlée de neige. Les immeubles massifs qui considéraient de haut l’animation de la rue avec leurs lourds portails et leurs vantaux encore clos, semblaient ajouter à la grisaille de ce début de journée.

Mark-Alem endossa son manteau, attachant jusqu’au dernier bouton qui le serrait au cou ; il porta son regard vers les réverbères en fer forgé autour desquels voltigeaient, clairsemés, les fins flocons, et sentit un frisson lui parcourir l’échine.

L’avenue, comme d’ordinaire à cette heure, était remplie d’employés des ministères qui pressaient le pas pour arriver à temps à leurs bureaux. En chemin, il se demanda à deux ou trois reprises s’il n’eût pas mieux fait de prendre un fiacre. Le trajet jusqu’au Tabir Sarrail lui paraissait plus long qu’il ne l’avait imaginé et, de surcroît, le pavage du trottoir, couvert d’une mince couche de neige à demi fondue, était glissant. 

Mon avis

Et si le pouvoir central pouvait surveiller et interpréter les rêves de tous les citoyens ? Charger une administration de les collecter, les trier et les interpréter afin d’isoler ceux qui pourraient changer le destin d’un homme, d’une famille illustre ou d’un empire ? Des interprétations ne pouvant qu'être subjectives, et donc manipulables et utilisables arbitrairement par un État totalitaire paranoïaque. Une administration logée dans un palais labyrinthique, dans lequel on se perd facilement et qui n’est pas sans rappeler le Château de Kafka. La représentation d’un système totalitaire, qui ne prend pas la forme d’un récit de science-fiction comme l’ont fait avant lui George Orwell, Philip K. Dick ou Aldous Huxley (pour ne citer que les auteurs emblématiques du genre), mais plus volontiers celle d’une fable légèrement teintée d'orientalisme. Un récit allégorique situé dans un pays imaginaire turco-albanais, métaphore par excellence de l’Albanie socialiste d'Enver Hoxha. Le pouvoir en place ne s’y trompe d’ailleurs pas, dans la mesure où Le palais des rêves sera le premier roman publié d’Ismail Kadaré déclaré hostile au régime. Il dira au sujet de l’écriture de ce récit « Plus j’y réfléchissais, plus il se dessinait nettement à mes yeux : c’était une sorte de royaume de la mort, peuplé non pas des êtres eux-mêmes, mais de leur sommeil et de leurs songes (…) les ténèbres, la triste dilution de toutes choses, la pétrification du temps, sa marche à rebours, son sur-place ». 

Un excellent récit qui témoigne des talents de conteur de l’écrivain. Je vous le conseille, bien évidemment.


Quatrième de couverture

Rejeton d’une illustre famille de grands serviteurs de l’Etat, Mark-Alem est embauché dans la plus secrète, la plus puissante, la plus terrifiante institution qui se puisse imaginer : une administration chargée de collecter, jusque dans les provinces les plus reculées, les songes de tout un chacun, de les rassembler dans un lieu unique, puis de les trier, de les classer, de les interpréter, afin d’isoler ces « maîtres-rêves » dans lesquels le destin de l’Empire et de son tyran pourra être déchiffré. Cercle après cercle, Mark-Alem est promu dans les instances concentriques de ce haut lieu de pouvoir, jusqu’à en devenir le maître tout-puissant. Mais un maître hanté par la crainte d’être à son tour broyé par la bureaucratie infernale qu’il dirige : ne finira-t-il pas par lire un jour, dans le rébus de quelque rêve anonyme, la disgrâce et la condamnation de sa propre famille ?

Le Palais des rêves d’Ismail Kadaré, traduit de l’albanais par Jusuf Vrioni, Le Livre de Poche, 01/09/1993, 224 pages


Quelques mots sur l'auteur

Ismail Kadaré  nait en 1936 dans le Sud de l’Albanie. Il parachève à Moscou, à l’institut Gorki, des études commencées à la faculté de lettres de Tirana. En 1960, il se lance dans le journalisme et publie de la poésie. En 1963, la parution de son premier roman Le Général de l'armée morte lui apporte la renommée, d'abord en Albanie, ensuite à l'étranger, grâce à la traduction française de Jusuf Vrioni. Devenu écrivain à plein temps, Ismail Kadaré dirige parallèlement la revue littéraire Les lettres albanaises. En 1990, il obtient l'asile politique en France et partage sa vie entre Paris et Tirana. En 1996, il a été élu membre associé étranger de l’académie des Sciences morales et politiques. Il reçoit le prix international Man Booker en 2005 et le prix Prince des Asturies de littérature en 2009. Il est traduit dans une quarantaine de pays.


Quelques romans parus au format Poche :

2 commentaires:

  1. Je n'ai lu que Le général..., beaucoup apprécié. Mais il y a si longtemps.

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    1. Je viens à peine de découvrir cet auteur (enfin de le lire je veux dire, le connaissant de nom depuis longtemps). J'ai lu jusqu'à présent deux de ses romans et je ne vais certainement pas en rester là :)

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