lundi 6 août 2018

Daïnah la métisse de Jean Grémillon

Daïnah la métisse (1931) de Jean Grémillon ***
Avec Charles Vanel, Habib Benglia, Laurence Clavius, Gaston Dubosc 


Sur un paquebot de luxe où elle accompagne son mari, Daïnah la métisse use de son charme étrange et de son exotisme troublant. Un soir, sur le pont désert, elle s'amuse à attirer un mécanicien qu'elle repousse en le mordant cruellement. Le lendemain, Daïnah disparaît par dessus bord. L'enquête piétine mais le mari, devinant la vérité, s'érige en justicier.

Quel film curieux et étrange.  Fortement mutilé par Gaumont (certaines scènes sont supprimées ou  remontées contre l'avis du réalisateur), on peut comprendre que Jean Grémillon n'ait pas voulu être crédité au générique de fin. Le jeu et le phrasé de l'actrice principale, Laurence Clavius, est très bizarre également.  Après tout, c'est le début du parlant et ce décalage doit s'expliquer par l'inexpérience de l'actrice.  Le film est-il inintéressant pour autant ? Pas du tout, malgré le fait qu'il faudra se contenter de cette version mutilée car il n'y a plus de copie de la version originale.

D'abord, le lieu : un paquebot de luxe et c'est tout un monde en miniature qui se présente à nous.  Il y a le commandant, les marins, les mécaniciens (qui travaillent dans le fond de la salle des machines, un endroit qui semble aussi chaud que l'enfer), l'orchestre et les passagers.  Tous sont assez typés : le commandant commande, les mécaniciens sont rustres et les passagers sont soit frivoles soit mauvaises langues. En haut, c'est le monde des apparences, en bas, celui des instincts primaires. Ceci dit, il faut bien peu pour que le haut soit contaminé par le bas et la séquence du bal masqué est d'autant plus paradoxale que les masques démasquent, tant ils sont angoissants, tristes et déplaisants.


Et parmi toute cette faune, il y a ce couple composé d'un homme au comportement ambigu et d'une femme qui se plait à flirter ouvertement avec les passagers. Elle, c'est Daïnah la métisse, une femme qui a le pouvoir d'être belle et désirable et qui entend bien s'en amuser.  C'est la femme qui assume sa sensualité, attirante mais peu sympathique, une femme libre qui aime jouer avec le désir et la provocation mais qui singulièrement interprétera volontairement un triste rôle, celui de la femme piégée plutôt que celui de la femme piège. Une femme transgressive au départ mais sacrifiée à la fin, comme s'il valait mieux accepter d'être soumise aux contraintes de la morale pour pouvoir continuer à vivre en sécurité, que vouloir à tout prix être libre en risquant de se faire dévorer par le premier loup qui passe à proximité. Daïnah, malgré tout, choisit d'être libre en toute connaissance de cause, quitte à mordre avant de se donner en offrande.  Il vaut mieux mourir libre que vivre dans la peur, semble nous dire Daïnah.  Lui, c'est son mari, un homme noir qui donne des spectacles de magie en soirée.  Un homme inquiétant et aimant à la fois, un homme énigmatique qui appartient à un monde de faux-semblant et qui constitue une sorte de lien entre le monde visible et invisible.  Un homme qui s'affranchira de toutes les convenances sociales pour rendre justice à sa femme, justifiant son appartenance à un monde de l'entre-deux, qui ne connait que ses propres règles.

Daïnah la métisse de Jean Grémillon est sans nul doute un film singulier et particulier pour son époque (il le demeure toujours, par ailleurs). Non seulement parce que les rôles principaux sont interprétés par des acteurs noirs ou métisés, assez rarissime dans les années 30, mais également parce que le propos est trouble, incertain et assez équivoque. La femme est-elle condamnée à n'être qu'une victime malgré ses ambitions tant que régnera la loi du plus fort ? Le couple, très ambivalent,  échappe aussi à toute catégorisation hâtive, ce qui ne plait guère au public en général, qui apprécie la facilité. Mais c'est sans aucun doute là que réside sa plus grande réussite, malgré les plans manquants et le film mutilé qui nous en reste.

Habib Benglia
Quelques mots sur les acteurs.  J'ai trouvé très peu d'information sur la très belle Laurence Clavius, qui interprète Daïnah, si ce n'est qu'il s'agit probablement de son premier et dernier rôle au cinéma.  

Charles Vanel n'est plus à présenter. A cette époque, il a déjà tourné une petite dizaine de films parlants et une pelletée de films muets. Il joue ici le mécanicien (l'homme/le prédateur aux instincts primaires) et il ne fait aucun doute qu'il est l'un des meilleurs interprètes de la distribution du film. 

Habib Benglia, né en Algérie en 1895, fut le premier acteur français d’origine africaine à jouer des rôles du répertoire classique.  Contrairement au théâtre, le cinéma ne lui présentera guère de rôles principaux, à l'exception de Daïnah la métisse. Pour en savoir (un peu) plus sur cet acteur, je vous invite à regarder cette courte vidéo : Artistes de France - Habib Benglia (raconté par Sami Bouajila). Lire également cet article très intéressant : L’oranais Habib Benglia : Ou le parcours du premier acteur noir du cinéma français.


Laurence Clavius

 

Habib Benglia


Un autre avis sur le film ? Mon cinéma à moi... Il ne reste plus qu'à le découvrir à votre tour, si ce n'est déjà fait.

4 commentaires:

  1. Je n'ai jamais été conquis par "Remorque" de Grémillon, que l'on présente comme une de ses œuvres phares. Mais à lire ton très bel article, je me demande si je ne suis pas passé à côté de ce cinéaste audacieux, capable de produire une telle œuvre. J'y reviendrai donc, en passant cet fois chez "Daïnah la Métisse".

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    1. Je crois bien que Daïnah la Métisse est le seul film que j'ai vu à ce jour de Grémillon, mais il m'a suffisamment intriguée pour avoir envie d'en voir d'autres. Audacieux,c'est tout à fait le bon terme pour décrire le réalisateur de Daïnah la Métisse.

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  2. La voilà donc, cette fameuse Daïnah ! Merci pour cette chronique.

    Je suis heureux que ces images aient pu échapper à la destruction, même si je reste curieux de ce qu'aurait donner le film que nous ne verrons jamais. Je continue de m'intéresser de près à Grémillon, dont je verrais volontiers deux ou trois films supplémentaires pour compléter mes découvertes de cette année. Sur ma liste d'attente, disons que je placerais celui-là, mais aussi "Remorques" et "Le ciel est à vous".

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    1. Avec plaisir, Martin.

      Attention, le film est loin d'être un chef-d’œuvre, mais il est spécial et fait réfléchir, et ça, j'aime bien :)

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