dimanche 29 mars 2009

Le livre d’Hanna de Geraldine Brooks

« Le livre d’Hanna » raconte l’histoire de la célèbre Haggadah de Sarajevo, un ancien manuscrit enluminé vieux de plusieurs siècles. La lecture du texte qui compose la Haggadah commémore un événement capital de l’histoire juive, à savoir la sortie d’Egypte et la libération du peuple juif de l’esclavage. Sa récitation autour de la table familiale lors du repas pascal constitue le rituel annuel de la Pessah (la Pâque juive).

La Haggadah de Sarajevo, d’une valeur considérable, se distingue par la beauté de ses enluminures et son ancienneté. Il se trouve que ce manuscrit a connu une destinée incroyable et que le fait d’avoir survécu aux tourments de l’histoire tient presque du miracle : après avoir quitté l’Espagne d'Isabelle la Catholique lors de l’expulsion des juifs espagnols en 1492, il connu les dernières heures de l'Inquisition vénitienne vers les années 1500, se retrouva ensuite - on se sait trop comment - plusieurs siècles plus tard dans la Vienne antisémite des années 1890 pour se retrouver à Sarajevo dans la tourmente nazie de la seconde guerre mondiale, où il fut sauvée par un bibliothécaire musulman sous le nez des Allemands. La Haggadah survivra enfin à la guerre civile des années 1990 dans une chambre forte d’une banque souterraine de Sarajevo, faisant l’objet de soins particuliers de la part des autorités bosniaques le temps que dura le siège de la ville. Elle est d’ailleurs actuellement conservée au Musée National de Sarajevo.

« Le livre d’Hanna » commence à Sarajevo en 1996. Encerclée par les forces serbes jusqu’en 1995, il ne reste de la ville que ruines et désolations. C’est pourtant dans cette ville qu’une conservatrice australienne passionnée de manuscrits anciens, Hanna Heath, sera dépêchée sur les lieux pour authentifier la célèbre Haggadah, vieille de plusieurs siècles et miraculeusement conservée malgré la guerre. Dépêchée de l'autre bout du monde pour cette mission, Hanna compte bien percer les secrets de ce livre hébreu, de ses sublimes enluminures et de ces hommes et femmes de toutes religions qui l'ont fabriqué, manié et sauvé à travers les âges.

C’est en menant son enquête qu’elle découvrira l'incroyable destin de ce livre sacré, témoin éclatant des drames de l'Histoire auquel lui et son peuple ont survécu.

Geraldine Brooks nous entraîne dans un périple s’étendant sur plusieurs siècles avec tellement de talent que ce fut un réel bonheur de lire ce roman ! Ce récit historique nous est conté avec un tel souffle romanesque que nous poursuivons le périple de ce célèbre manuscrit avec une facilité déconcertante tant la plume de l’auteur se veut souple et légère sans pour autant être dénuée de profondeur et d’intérêt. « Le livre d’Hanna » est un roman intelligent, profond, à la plume romanesque et au propos élégant, le tout porté par une écriture fluide et sans fioritures. Du grand art ! 


samedi 21 mars 2009

A la recherche du voile noir de Rick Moody



L’innocence n’existe pas.

La dissimulation est essentielle à l’identité.

Ne vous faites pas d’illusion. Couvrez-vous le visage.

Peut-être n’étais-je pas la fin de quelque chose. Peut-être étais-je le début de quelque chose.
 
 
Rick Moody, considéré comme un des auteurs les plus prometteurs de la génération montante américaine, à l’instar d’un Jonathan Safran Foer, Nicole Krauss ou Marisha Pessl, fut remarqué d’emblée lors de  la parution de son  premier roman « The Ice Storm », adapté au cinéma par  Ang Lee. Mais c’est pourtant avec « A la recherche du voile noir » que la France découvre véritablement ce jeune auteur américain.
Le point de départ du récit « A la recherche du voile noir » prend appui sur le conte « Le voile noir du pasteur » de Nathaniel Hawthorne, célèbre auteur américain du 19e siècle. La source d’inspiration de Nathaniel Hawthorne pour l’écriture de ce – très bon – conte est la découverte d’une anecdote portant sur la vie d’un pasteur de son époque : le prêcheur Joseph Moody, qui décida un beau jour de dissimuler pour toujours son visage derrière un voile noir afin d’expier ses pêchés. Il se trouve que ce pasteur, Joseph Moody, porte le même nom que l’auteur Rick Moody. Ce conte fait d’ailleurs partie du mythe familial par excellence dans la mesure où son grand-père revient à plusieurs reprises sur l’histoire de ce prêcheur, ancêtre de la famille Moody rendu célèbre grâce à Nathaniel Hawthorne.
Partir en quête de son ancêtre Joseph Moody devient une obsession pour Rick Moody, quête qui débute le jour même où il plonge dans une sorte de crise paranoïaque aigue, qui le conduira d’ailleurs peu après à la clinique psychiatrique.

« Rien de particulier n’allait mal dans ma vie. C’était une année comme les autres de ma jeunesse, j’avais vingt-cinq ans, et je me réveillai un matin convaincu que j’allais être violé. »

« J’étais convaincu que j’allais être violé, brutalisé, agressé sexuellement par un homme inconnu, pénétré, blessé, inséminé (…), je me retrouvais soudain mal à l’aise en compagnie de la plupart de mes amis hommes. »

« Je méritais d’être violé. »

En crise d’identité et en perte de repères, Rick Moody décide ce jour là de remonter le fil de son histoire en menant une véritable quête d’identité pour arriver à comprendre quel poids le voile de son ancêtre Joseph Moody et sa culpabilité sous-jacente ont pu jouer sur sa propre identité mais également sur la mythologie et la dynamique familiale. La recherche de ce parent lointain conduit Rick Moody non seulement aux sources de sa propre filiation et de sa propre identité mais également aux sources de l’identité collective de la nation américaine en remontant à l’époque des pionniers puritains. Pour y parvenir, plusieurs outils s’offrent à lui : recherche généalogique, autobiographie et auto-analyse, carnet et journaux intimes divers, analyse des écrits de Nathaniel Hawthorne, essai sur l’Amérique et la littérature, symbolisme du voile etc

Le moins que l’on puisse dire est que je suis très mitigée quant à cette lecture : si j’ai beaucoup aimé certains passages, notamment les cinquante premières pages - mention particulière pour l’introduction qui est un petit bijou - j’ai nettement moins apprécié d’autres passages, malheureusement majoritaires.

Le sujet était pourtant des plus emballant : partir de l’analyse d’un conte de Nathaniel Hawthorne s’inspirant de la vie d’un ancêtre pour remonter dans le temps à la recherche d’un des mythes fondateurs de son histoire familiale et individuelle (l’importance de la symbolique du voile, le poids de la conscience et de la culpabilité, la question de la filiation et de l’héritage) était une très belle idée de départ.

Malheureusement, l’auteur multiplie tellement les références et les sources d’investigations plus ou moins heureuses que le récit, trop dense et trop touffu, finit par se disperser au point que nous perdons le fil conducteur. J’ai souvent eu l’impression d’avoir entre les mains une thèse universitaire dans laquelle nous retrouvons toutes les pistes et sources de travail de l’auteur et non un récit à part entière.

Ceci dit, Rick Moody nous prévient de ce qui nous attend par ces quelques lignes : « Les lecteurs qui attendent de ces pages une vie nette et bien ordonnée, une existence faite de baisers octroyés et de romans écrits risquent d'être surpris. Mon livre et ma vie se déroulent par crises, relevant plus de l'épilepsie que du récit. ».
Nous voilà donc prévenu : la lecture de ce livre se mérite, nul doute là-dessus !

Je me suis aussi parfois ennuyée pendant ma lecture, notamment aux chapitres concernant les anecdotes sur sa vie personnelle (sa liaison avec une jeune femme alcoolique, son enfermement volontaire dans un hôpital du Queens, sa toxicomanie, ses tendances dépressives et ses phobies). J’ai trouvé ces passages brouillons, peu intéressants et un peu complaisants, malgré le fait qu’ils nous étaient exposés dans le but de les faire entrer en résonance avec l’histoire de son ancêtre Joseph Moody. Quant à la fin du récit, je dirais qu’elle rattrape le tout dans la mesure où je la trouve très intéressante (je n’en dirai pas plus pour ne rien dévoiler).
En conclusion, nous avons un début très prometteur, un milieu longuet, dispersé et parfois décevant, et une fin surprenante, quand je vous disais que j’étais plus que mitigée ! Mais je ne regrette pas du tout cette lecture car j’y ai trouvé de belles pages, une quête intéressante et une approche originale de la filiation et de la question de l’identité. Je dirai même que ce récit se fait apprécier de plus en plus à mesure que le temps passe : si sa lecture fut souvent pénible, il a réussi remarquablement et à ma plus grande surprise à creuser un sillon profond dans ma mémoire !
A noter, la très bonne nouvelle de Nathaniel Hawthorne, « Le voile noir du pasteur», se trouve à la fin du récit de Rick Moody. La lecture de ce conte m’a d’ailleurs directement menée à la lecture de Contes et récits de Nathaniel Hawthorne, une vraie petite merveille.
 
 « Il était mon sans-abri à moi, mon fou de liberté, mon symbole, mon esprit frappeur. Ce que je veux dire, c'est que le fantôme de la station de métro, en surgissant ainsi, réveilla en moi des choses qui s'y trouvaient bien avant qu'il n'apparût ; il était le spectre de mon enfance, à moins qu'il ne fût plus ancien encore, compte tenu de son formidable pouvoir symbolique ; comme toutes les images persistantes, il était d'une inquiétante étrangeté, il faisait partie de ces choses qui surgissent à la lumière alors qu'elles auraient dû rester dans l'ombre, il participait de la mythologie familiale, de ce qui fait l'essence même de la famille. Que venait-il me dire ? »

jeudi 19 mars 2009

Effigie de Alissa York

Dans la communauté mormone de l'Utah en 1860, Erastus Hammer, éleveur de chevaux et chasseur renommé, est un mormon prospère vivant dans son ranch isolé en compagnie de ses quatre épouses : sa première épouse Sœur Ursula, une femme aussi pieuse que rigide qui dirige d’une main de fer la vie courante du ranch et l’éducation des enfants, la seconde épouse Sœur Ruth, éleveuse de vers à soie et mère biologique de tous les enfants de la ferme, la troisième épouse Sœur Thankful, femme sensuelle et aguicheuse qui se flatte d’être la compagne sexuelle quotidienne d’Erastus et la quatrième épouse Sœur Dorrie, qui n’est encore qu’une enfant discrète et solitaire le jour de son mariage.

Dorrie doit cette place de quatrième épouse à sa passion pour la taxidermie : Erastus voit là un excellent moyen de s’entourer de ses trophées de chasse qui flattent son égo, même si ses talents de chasseur se sont considérablement amoindris depuis qu’il connait des problèmes de vue, raison pour laquelle il doit ses récents exploits à l’excellent chasseur indien païute qui l’accompagne à tous ses déplacements. Dorrie est une enfant étrange qui ne se souvient plus de son passé jusqu’au jour où son mari lui rapporte à la maison une louve et ses petits destinés à compléter sa collection de trophées de chasse. A partir de cet instant, elle ne cessera de rêver la nuit de nuées d’oiseaux, de loups dévoreurs de cadavres et d’horribles scènes de violences et de tueries.

Bendy Drown, le nouveau garçon d’écurie du ranch Hammer, remarque cette jeune fille solitaire et décide de l’apprivoiser à l’insu de tous. Les adolescents se rapprocheront dans un jeu dangereux au sein de ce ménage mormon tendu par l’envie et les jalousies. Pendant ce temps, un loup rôde sur les terres de Hammer à la recherche de la famille qu’il a perdue. Sa quête nocturne dévoilera les tensions et les secrets de cette famille mormone polygame...


« Effigie » est le deuxième roman de la Canadienne Alissa York, considérée comme l’une des auteures les plus originales des lettres anglo-saxonnes.

Fiction historique au souffle puissant, avec en toile de fond le massacre de Moutain Meadows, (massacre perpétré en Utah en 1857 et dans lequel une centaine de migrants venus du Missouri furent massacrés par un groupe de mormons et indiens païutes), l’ouest américain de la ruée vers l’or et l’implantation de la communauté mormone, Alissa York n’en oublie pas pour autant ses personnages en leur donnant la parole à tour de rôle avec subtilité pour mieux disséquer leurs pensées, envies, tourments mais également l’origine pour chacun d’eux de leur adhésion à la communauté mormone.

Des scènes oniriques de la petite Dorrie côtoient des passages plus réalistes mais également plus âpres, notamment ceux concernant la taxidermie, où l’auteur nous décrit dans le moindre détail les techniques de la taxidermie et les opérations de dépeçage, pas toujours très ragoutants. Outre une certaine fascination de l’auteur pour le dépeçage, le sang, les organes, la charogne et les prédateurs en tous genres, nous retrouvons dans ce roman une certaine sauvagerie et animalité, composées de violences autant psychologiques que physiques, imposées par les conditions de vie très rudes de l’époque mais également induites par les rancœurs multiples de chaque membre de la famille Hammer, certains dévorés par la jalousie et les rivalités mais tous réunis par la foi. C’est dans cette atmosphère sourde et inquiétante que nous pressentons d’emblée, dès les premières pages, l’imminence du drame à venir dans ce monde clos qu’est le ranch de la famille Hammer.

J’ai beaucoup aimé « Effigie », et lirai sans aucun doute son premier roman, « Amours défendus », best-seller dans son pays. Notez que son style d’écriture et la multiplicité des points de vue demandent de la concentration, du temps et une attention soutenue. A lire donc si vous avez du temps et du calme autour de vous, sinon passez votre chemin ou reportez votre lecture en attendant de réunir les conditions voulues ;-)


Citation :

Et si, par le miracle du dédoublement, elle était capable de s’empailler elle-même ? Cette pensée était apaisante, presque soporifique. Elle sentit ses membres abandonner toute résistance, sentit son cœur se contenir et se ralentir.

Ce serait quelque chose de détacher sa peau fine, de débarrasser son corps de tous ses boyaux. D’enlever la matière gris-bleu de son crâne bombé, de contempler cet espace vide par les orbites qui avaient abrité ses yeux. Quelle taille de globes lui faudrait-il ? Elle pourrait en peindre une paire avec fidélité, marron foncé comme les siens, ou elle pourrait faire quelque chose d’audacieux, choisir une paire d’yeux de biche, peut-être. Un regard si doux, si indulgent.

D’autres changements seraient possibles. Elle pourrait avancer les yeux – de biche ou autre – dans les orbites, rembourrer les joues et le nez. Ce ne serait pas un mensonge, juste présenter son spécimen à son avantage. N’avait-elle pas réparé la courbure de la queue du chat de la grange, redressé l’os de l’aile cassée du faucon ?



☆☆☆☆


mardi 10 mars 2009

Les braises de Sándor Márai

Reconnu comme l'un des plus grands auteurs de la littérature hongroise et l'un des maîtres du roman européen, l'écrivain Sándor Márai (1900-1989) s'inscrit dans la lignée de Schnitzler, Zweig ou Musil. L'auteur des Révoltés, des Confessions d'un bourgeois ou de La Conversation de Bolzano n'a eu de cesse de témoigner d'un monde finissant, observant avec nostalgie une Europe mythique sur le point de s'éteindre.

A travers la dramatique confrontation de deux hommes autrefois amis, « Les Braises » évoque cette inéluctable avancée du temps. Livre de l'amitié perdue et des amours impossibles, où les sentiments les plus violents couvent sous les cendres du passé, tableau de la monarchie austro-hongroise agonisante, ce superbe roman permet de redécouvrir un immense auteur dont l'œuvre fut interdite en Hongrie jusqu'en 1990

Vous aimez Stefan Zweig ? Alors vous aimerez Sándor Márai ! 

L’auteur ausculte la psychologie humaine avec tellement de talent que je me demande par quel mystère je n’ai jamais lu un roman de Sándor Márai  avant ce jour ? L’amitié trahie, les amours contrariés, la passion, la lâcheté, l’égoïsme, la suffisance et la prétention, l’agonie d’un monde qui se meurt et le vieillissement, tels sont les thèmes principaux de ce roman.  Le tout porté par une belle plume dans l’atmosphère froide du château d'un vieil aristocrate hongrois aux nombreuses pièces fermées depuis la mort de sa femme, ultime huis clos où se confronteront, autour d’une table spécialement dressée pour l’occasion, deux amis vieillissants qui  ne sont plus vus depuis plus de 40 ans. Tout comme Stefan Zweig,  Sándor Márai ne s’illustre pas dans l’optimisme des relations humaines : les hommes et les femmes se rencontrent bien à un moment ou un autre de leur existence mais c’est pour mieux s’en éloigner davantage jour après jour, aboutissant au final à un éloignement définitif sans retour en arrière possible. L’envie, le ressentiment, la trahison, la déception, l’orgueil et la vanité : tels sont les sentiments qui finissent par entraver la route de toute relation affective. Car l’amour et la haine n’ont décidément jamais été aussi proches… 

Notez que ce roman laisse une certaine liberté au lecteur dans la mesure où certaines questions demeurent sans réponses claires et précises. Difficile d’en parler ouvertement ici sans trop dévoiler du roman, même si j’aurai volontiers aimé connaître votre opinion à ce sujet, à savoir quels sont vos interprétations quant à ce qui s’est réellement passé ? Comment interpréter les silences de l’un aux accusations de l’autre ? 

Ceci dit, quelques redites, de nombreux monologues et un style un peu académique peuvent en rebuter plus d’un, qui pourrait trouver ce livre ennuyeux, ce qui ne fut pas du tout mon cas, je le précise. 

J’ai d’ailleurs suffisamment apprécié son style pour avoir ajouté deux romans supplémentaires de Sándor Márai dans ma PAL depuis cette lecture : « L'Héritage d’Esther » et « Le premier amour ».  Je l’ai peut-être découvert tardivement, mais il  n’est jamais trop tard pour combler ce regrettable retard !

« Sur les clenches des portes, on sentait le tressaillement d’une main qui, dans un moment de révolte, s’était refusée jadis à achever son geste. Tous les foyers dans lesquels la passion étreint des hommes, de tout sa force, dégagent une pareille ambiance inquiétante.»

samedi 7 mars 2009

Dora Bruder de Patrick Modiano

Il y a huit ans, dans un vieux journal, Paris Soir, qui datait du 31 décembre 1941, je suis tombé à la page trois sur une rubrique : « D' hier à aujourd' hui ».  Au bas de celle-ci, j’ai lu :
 
« Paris
On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux  gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron.  Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. »
 
C’est avec ces quelques phrases que débutent le roman et la quête de Patrick Modiano : retrouver les traces d’une jeune fille anonyme disparue dans les rues de Paris de l’Occupation.
Revenir sur les pas de cette jeune fugueuse permet non seulement à l’auteur de faire resurgir certains résonances personnelles mais également de ressusciter quelques-uns parmi cette foule d’anonymes broyés par la bureaucratie, les ordonnances, les autorités de l’occupation, les bourreaux, les camps, par le cours de l’Histoire, tout simplement.
 
« Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé.  Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer.  Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient. »
 
C’est en arpentant les pavés de Paris que Patrick Modiano se souvient des rues qui ont aujourd’hui changé d’aspect : habitations délabrées, établissements disparus, que reste-t-il de toutes ces personnes aujourd’hui disparues, si ce n’est qu’une simple précision topographique correspondant à une banale adresse ?
 
« Ce sont des personnes qui laissent peu de traces derrière elles. Presque des anonymes. Elles ne se détachent pas de certaines rues de Paris, de certains paysages de banlieue, où j'ai découvert, par hasard, qu'elles avaient habité. Ce que l'on sait d'elles se résume souvent à une simple adresse. Et cette précision topographique contraste avec ce que l'on ignorera pour toujours de leur vie - ce blanc, ce bloc d'inconnu et de silence. »
 
« On se dit qu’au moins les lieux gardent une légère empreinte des personnes qui les ont habités.  Empreinte : marque en creux ou en relief.  Pour Ernest et Cécile Bruder, pour Dora, je dirai : en creux. J’ai ressenti une impression d’absence et de vide, chaque fois que je me suis trouvé dans un endroit où ils avaient vécu. »
 
L’errance dans les rues de Paris, l’angoisse  du vide que l’on éprouve devant ce qui n’est plus aujourd’hui, le flux et le reflux des souvenirs, l’importance des traces et des empreintes de ce qui fut, le devoir de mémoire, la lutte contre l’oubli, tous ces éléments qui, accumulés,  redonneront une certaine identité à toutes ces personnes – mortes ou vivantes – que l’on range aujourd’hui dans la catégorie des individus non identifiés.
 
Les thèmes de Modiano me touchent, forcément j’ai envie de dire : comment être insensible à cette peur du vide, à cette angoisse de l’absence, à cette envie de faire sortir de l’anonymat ces hommes et ces femmes de tous les jours, pris dans la tourmente de l’histoire, à cette quête de l’identité ?
 
J’ai tout de même toujours un peu de mal avec son procédé d’écriture.  J’ai expliqué ci-dessus les raisons qui font que Modiano accorde tellement d’importance aux noms des rues, aux changements d’aspect, à l’évolution des quartiers, tous ces élément tangibles qui marquent de leur empreinte des événements passés et aujourd’hui disparus, seul vestige et seule preuve de ce qui a été, une sorte de carte d’identité topographique objective d’expériences vécues et éphémères.
Du coup, Modiano ne peut s’empêcher d’énumérer avec une grande précision tous les noms des rues de Paris que ses pas empruntent chaque jour. J’avoue que cela m’agace dans la mesure où ces noms de rues ne me disent rien.  J’ai chaque fois le sentiment d’être coupée dans mon élan, avec l’impression de trébucher sur un caillou le long de ma route chaque fois que je tombe sur ces descriptions lassantes qui entravent ma lecture. Ce procédé répétitif m’agace vraiment, j’ai même tendance à sauter ces descriptions qui ne m’apportent plus rien à partir du moment où j’ai compris leur intention. Mais je passe outre ces petits désagréments tant l’univers de Modiano apporte d’autres agréments et de plaisirs de lecture !
« Beaucoup d’amis que je n’ai pas connus ont disparu en 1945, l’année de ma naissance. »
 
« D’autres, comme lui, juste avant ma naissance, avaient épuisé toutes les peines, pour nous permettre de n’éprouver que de petits chagrins. »
 
« La fugue –paraît-il- est un appel au secours et quelquefois une forme de suicide. Vous éprouvez quand même un bref sentiment d’éternité. Vous n’avez pas seulement tranché les liens avec le monde, mais aussi avec le temps. Et il arrive qu’à la fin d’une matinée, le ciel soit d’un bleu léger et que rien ne pèse plus sur vous. Les aiguilles de l’horloge du jardin des Tuileries sont immobiles pour toujours. Une fourmi n’en finit pas de traverser la tache de soleil. »

mardi 3 mars 2009

Courir avec des ciseaux de Augusten Burroughs

Quatrième de couverture

Augusten a toujours su qu'il était différent. Mais différent de qui, de quoi ? De l'Amérique des années 70 ? De sa mère, complètement psychotique, qui se fait tripoter par la femme du pasteur en déclamant des poèmes ? De son père, alcoolique, qui testerait bien le couteau à pain sur la gorge de sa femme ? De son psy et tuteur légal, encore plus déjanté, qui lit l'avenir dans ses étrons, une Bible à la main ? Augusten verra bien. En attendant, il vit, tout simplement. Il pense à l'avenir. Il sera star, ou docteur, ou coiffeur. Il arrêtera de manger des croquettes pour chats. Ou pas. Récit d'une adolescence pas comme les autres dans une époque pas comme les autres.


Mon avis

Augusten Burroughs revient sur son enfance douloureuse et tellement atypique dans un roman aux allures psychédéliques et déjantées. On ricane, on pouffe, on s’étonne, on s’inquiète, on se dit que la réalité dépasse de loin la fiction. Puis finalement on médite avec un certain effroi sur les conséquences probables de ces mésaventures sur le développement psychique d'un enfant.

Il faut dire que l’auteur y va fort et n’épargne pas son lecteur : tout y est dit crûment, sans aucun recul ou prise de distance, les faits nous sont présentés tels quels, nous donnant l’impression de regarder par le trou de la serrure le fonctionnement d'une famille psychotique complètement disjonctée et délétère. J’aurais pu m’esclaffer si tout cela était sorti de l’imagination fertile d’un romancier, mais savoir que toute cette histoire est autobiographique m’a donnée froid dans le dos ! J’entends bien que le ton humoristique d'Augusten Burroughs  n'est rien d'autre qu'une carapace pour se prémunir de son vécu, mais de là à en rire en tant que lecteur, il y a une marge que j’ai souvent eu du mal à franchir.