Citations :
[p. 123] Il est un aspect de la folie qu’on mentionne rarement dans les romans car il porterait atteinte à l’idée romantique que les gens se font des fous. Ils les considèrent en effet comme des êtres dont les discours offrent de prime abord un attrait poétique. Mais la réalité ressemble rarement à la douce lamentation qu’une Ophélie déclame sur un ton monocorde ou aux extravagances verbales que les auteurs en mal de poésie prêtent à quelque Jeanne la Folle.
Le goût populaire aurait rarement considéré comme des héroïnes acceptables les femmes qui erraient sans but dans la salle de jour. Bien peu appartenaient à cette catégorie de charmantes toquées qui se laissent aller sans retenue à leurs excentricités. Dans l’ensemble, elles provoquaient surtout de l’irritation, de l’hostilité et de l’impatience. Devant elles, on se sentait honteux et embarrassé. Elles pleuraient et gémissaient. Elles se disputaient et se lamentaient. Leur folie était un fléau et on la traitait comme telle. On oubliait qu’elles possédaient une âme, cette âme humaine dont on fait tant de cas et qui a besoin pour s’épanouir de tant d’attentions et d’amour. On oubliait même qu’il était possible d’extraire de ce marécage humain une toute petite goutte de poésie.
[p. 139] Quand il s’agissait de mon aventure personnelle, je prétendais que c’était vraiment par malchance que je m’étais retrouvée à l’asile, au milieu de femmes qui, elles, étaient de « vraies » malades. L’image que je donnais de moi comme d’un être sain d’esprit, pris malgré lui dans le tourniquet de la folie alors que rien ne justifiait sa présence dans les parages d’un hôpital psychiatrique, m’aidait à soigner mes blessures d’amour-propre et à calmer l’inquiétude très réelle et très vive de mes parents.
[p. 262] Je quittai la pièce et je compris que je n’aurais jamais le droit de rester près de l’évier pour tenter de surprendre les secrets des Dieux.
Toute conversation est un mur que nous élevons entre les autres et nous, et trop souvent les mots que nous employons ressemblent à de vieux tessons de bouteilles encastrés dans un mur. De loin, quand ils reflètent le soleil, on les prend pour des pierres précieuses.
[p. 277] Me changerai-je en nuage ? Oui, je savais que ma famille m’accueillerait et que le monde m’ouvrirait ses bras, tel un de ces monstres de science-fiction au corps hérissé de pointes de fer qui serrent leurs victimes contre eux pour les tuer.
Quatrième de couverture :
Visages noyés est un roman aussi vaste, profond et inattendu que la folie elle-même. Il y est décrit l'enfermement dans des hôpitaux psychiatriques mais aussi la peur des " gens normaux " vis-à-vis des " fous " et les chemins qu'emprunte cette frayeur pour punir et bannir ceux qui se rebellent et qui ne se défendent de la cruelle réalité du monde qu'en recréant leur propre univers.
Mon avis :
Célèbre dans son pays, l’écrivaine néo-zélandaise Janet Frame (1924 – 2004) s’est fait principalement connaître chez nous par l’intermédiaire de l’adaptation de sa trilogie autobiographique, intitulée Un ange à ma table et réalisée par Jane Campion.
Après avoir lu la dite trilogie, on ne peut d’ailleurs que féliciter Jane Campion et sa scénariste Laura Jones pour avoir effectué une très bonne adaptation, qui tout en privilégiant certains épisodes par rapport à d’autres, demeure d’une grande fidélité aux écrits de Janet Frame.
Mais un épisode de la vie de Janet Frame m’avait particulièrement intriguée, celui concernant son internement psychiatrique, comportant de nombreuses ellipses et laissant planer de multiples zones d’ombre. Rappelons que cette dernière a été internée pendant huit années en milieu psychiatrique et qu’elle a subi quelques deux cents électrochocs, tout en évitant de peu la lobotomie (une opération en vogue à cette époque). Si le film et l’autobiographie de Janet Frame laissent entendre qu’elle avait fait l’objet d’un mauvais diagnostic (elle ne serait pas schizophrène et son internement serait donc principalement imputable à cette erreur d’estimation), j’avais tout de même des difficultés à accepter le fait qu’on puisse être interné autant de temps en asile psychiatrique sans autre raison que celle qui vient d’être évoquée, d'autant plus que des phases de rémission eurent lieu durant ce laps de temps (pendant lesquelles elle vécut en famille), suivies de près par des rechutes conséquentes et un retour en psychiatrie.
A cet égard, ce roman (mais qui a tout d’une autobiographie) de Janet Frame apporte un éclairage des plus bienvenus pour mieux cerner cette période de sa vie. Si dans la première partie du récit, l’auteur traite principalement de l’enfermement et de la vie en milieu psychiatrique en érigeant comme une barrière mentale entre les malades et elle-même (les folles, ce sont les autres), nous abordons un moment charnière du roman à mi-parcours (voir à ce propos la citation de la page 139) où l’auteur admet que tout n’est sans doute pas aussi simple que cela. Et Janet Frame nous livre peu à peu quelques éléments bien plus personnels, dans lesquels des épisodes composés d’angoisses morbides, de délires et autres hallucinations, accompagnés d’une certaine agitation et de violence (notamment à son encontre) ne font pas défaut. Un exercice de reconnaissance bien difficile pour Janet Frame, qui à défaut de faire partie de son autobiographie, sera abordé à un moment donné par le biais de cette pseudo-fiction. Comme s'il fallait au moins cette distance-là pour lever quelque peu le voile sur ces moments d'extrême solitude de la maladie mentale.
Si « Visages noyés » apporte un éclairage essentiel sur la vie de Janet Frame, il est tout aussi remarquable par son observation tout en finesse et en sensibilité de la souffrance humaine au cœur de l’asile psychiatrique. Un ouvrage que je recommande donc fortement aux lecteurs intéressés par ce sujet.
Lire également l'avis de
Thierry Collet du blog Cetalir.
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Visages noyés (Faces in the Water, 1961), traduction de Solange Lecomte, Éditions du Seuil, Paris, 1963 ; réédité sous le titre Visages noyés, Éditions Joëlle Losfeld, 1996, 288 pages.
Ce livre est paru en Poche chez l’Éditeur Rivages / Bibliothèque étrangère, Paris 2004, 320 pages
A découvrir également :
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Un ange à ma table de Jane Campion