Ce deuxième roman, écrit entre 1942
et 1944, s’inscrit dans une période trouble pour M. Duras, déjà fort éprouvée
par des deuils successifs mais qui connaît aussi à cette époque les aléas de
l’amour et de la guerre. Un titre très paradoxal donc, qui ne s’inscrit ni dans
la réalité ni dans le texte. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur un meurtre qui a
tout du conte mythologique, celui d’un homme par les mains d’un autre homme
avec lequel il partage des liens de sang mais aussi l’amour charnel d’une
femme, cause de sa perdition. Un châtiment brutal, animal, qui remonte à la
nuit des temps.
L’agonie longue et douloureuse d’un
homme qui tarde à mourir :
Il me semblait avoir laissé
un enfant ; je ne connaissais plus sa voix. Ses plaintes avaient grandi. Elles n’étaient plus criées, mais râlées,
raclées du fond du ventre, dépouillées d’une dernière pudeur, à vif ; on
croyait percevoir le froissement de l’air du plateau lorsqu’elles le
traversaient. On en était gêné.
L’indifférence des membres de la
famille qui attend patiemment qu’il trépasse enfin :
Nous l’avions
attendu si longtemps ; j’en rêvais la nuit. Je rêvais qu’il était arrivé ce qui devait
nous rendre libres.
[…]
Qu’est-ce que c’était que la mort de
Jérôme ? Jérôme qui criait là-haut, comme notre commencement de liberté,
ce n’était pas beaucoup.
Ce meurtre fait suite à la délation
de Françou, qui révèle à son frère cadet Nicolas que sa femme Clémence couche
tous les soirs avec leur oncle Jérôme.
Il s’inscrit d’emblée dans la passion fraternelle :
Pour
la première fois, je trouvais de la grandeur à mon frère Nicolas. Sa chaleur
sortait en vapeur de son corps et je sentais l’odeur de sa sueur. Elle était la
nouvelle odeur de Nicolas. Il ne regardait que Jérôme. Il ne me voyait pas.
J’avais envie de le prendre dans mes bras, de connaître de plus près l’odeur de
sa force. Moi seule pouvais l’aimer à ce moment-là, l’enlacer, embrasser sa
bouche, lui dire : « Nicolas, mon petit frère, mon petit frère.
Un meurtre fondateur qui soude les
membres de la famille : « nous étions ensemble comme jamais. »
Et puis il y a Tiène, cet homme
étranger au clan mais qui s’installe dans la demeure :
Pourquoi est-il si désirable,
si déroutant, tellement empli de silence que toute parole prononcée en sa
présence est un mensonge ?
De profil, il était si beau que ses
traits semblaient s’arracher de vous dans la douleur.
La passion destructrice de son jeune
frère Nicolas pour Luce :
Elle bondissait
là, tout de suite, sans honte. Elle
venait dans un élan si fougueux qu’elle forçait la honte, à peine née, à se
terrer, honteuse d’elle-même. Elle
voulait Nicolas sans attendre, tout frais encore du meurtre de Jérôme, tout
maladroit de la liberté du départ de Clémence.
[…]
Ce n’était plus le même frère. Je le
gênais vaguement. Il ne savait plus que regarder, que dire, comment se servir
de ses mains pour boire et manger. Une
joie dangereuse l’étouffait ; elle giclait parfois de lui dans un mot,
dans un rire, dans un geste qu’il n’avait pas su retenir. J’avais l’impression qu’il pouvait en mourir.
[…]
Et c’est pourquoi, très loin,
au-delà de ma joie, je me sentais un corps triste, sans frère.
D’un côté la passion et la
révélation des sens, de l’autre un ennui incommensurable, une vision désespérée
de la vie, une indifférence qui lorgne parfois du côté de L’étranger de Camus.
Le thème du double, de l’inceste, de
la passion amoureuse, de la fatalité, de l’argent qui manque mais aussi celui
du deuil, du manque de confiance en soi, du manque de l’autre, la solitude et
la nostalgie du temps qui passe.
Comment Tiène
peut-il m’aimer ? Je me suis sentie âgée de cent ans, je suis née en des
jours malheureux et je n’ai pas la force et je n’aurai jamais l’idée d’espérer
quoi que ce soit pour moi seule.
Comment Tiène peut-il me désirer
de son visage que l’on hume comme un bois frais du matin ? Moi, qui suis
laide, pourquoi veut-il me forcer à sourire ?
Une sourde mélancolie, un vide
incommensurable, un creux sans fond :
Tout est déjà passé. Tout est
déjà passé de l’autre côté, déversé dans le gouffre où les jours s’entassent
lorsqu’ils ont été vidés, et la mort de Jérôme, et ma vie qui traîne le long
des années et de mon âge sans y entrer jamais.
(…) j’avais un corps resté tout
jeune encore à travers d’épaisses et anciennes fatigues.
Je n’étais personne, je n’avais ni
nom ni visage. En traversant l’août,
j’étais : rien. Mes pas ne faisaient aucun bruit, rien n’entendait que
j’étais là, je ne dérangeais rien.
Des journées, des journées entières,
du soir au matin, combien il a fallu en user pour arriver à cette
après-midi. On n’a rien à faire. On n’a rien sous la main. Que la mer toujours pareille. On croit toujours que c’est aujourd’hui qu’on
est le plus seule. Mais ce n’est pas
vrai, on l’est tous les jours davantage.
Puis la mort qui s’invite, comme à
l’affût, toujours à guetter sa proie :
Elle aura le museau glacé des
jeunes chats, une respiration brûlante. On se regardera enfin de tout près.
« La vie tranquille »,
deuxième roman dédicacé « à ma mère », est nettement meilleur que son
premier roman « Les impudents », que ce soit dans l’élaboration des
textes que la richesse et la complexité
des thèmes abordés.