lundi 31 octobre 2016

Bilan du mois d'octobre


Films



* * * *
Les Trois jours du Condor (Three Days of the Condor, 1975) de Sydney Pollack
French Connection (1971) de William Friedkin
Brigadoon (1954) de Vincente Minnelli
Le Criminel (The Stranger, 1946) de Orson Welles
La Fin du jour (1938) de Julien Duvivier
La Belle équipe (1936) de Julien Duvivier  ❤


* * *
Captain Fantastic (2016) de Matt Ross
Sing Street (2016) de John Carney
Mr. Ove (En Man Som Heter Ove, 2016) de Hannes Holm
Boris sans Béatrice (2015) de Denis Côté  
The Witch (2015) de Robert Eggers
Joe (2013) de David Gordon Green
The Station Agent (2003) de Tom McCarthy
Hollywood Ending (2001) de Woody Allen  
Le nôtre parmi les autres (Svoi sredsi tchoujykh, tchoujoi sredi svoikh, 1975) de Nikita Mikhalkov
Le Vent de la plaine (The Unforgiven, 1960) de John Huston
Marie-Octobre (1959) de Julien Duvivier
L'Esclave libre (Band of Angels, 1957) de Raoul Walsh
Voici le temps des assassins (1956) de Julien Duvivier


* * (*)
Fritz Bauer, un héros allemand (Der Staat gegen Fritz Bauer, 2015) de Lars Kraume
La Forteresse noire (The Keep, 1983) de Michael Mann
La Banquière (1980) de Francis Girod


*
Orpheline (2016) de Arnaud des Pallières




Lectures


* * * *
Jours de miel (Gallimard, 2016) de Eshkol Nevo 
Les Hortenses (Signatures Points, 2016) de Felisberto Hernandez
Le violon du fou (Œuvres romanesques, Actes Sud, 2014) de Selma Lagerlöf
A l'ombre des jeunes filles en fleurs (A la recherche du temps perdu, Collection Quarto Gallimard, 1999) de Marcel Proust


* * *
Laëtitià ou la fin des hommes (Seuil, 2016) de Ivan Jablonka
Maintenant ou jamais (Phébus, 2016) de Joseph O'Connor
Il était une ville (Flammarion, 2015) de Thomas B. Reverdy 


* * (*)
Caroline et Monsieur Ingres (Le Cri, 2006) de Gaston Compère




BD


* * * *
La ville qui n'existait pas (Les Humanoïdes associés, 2007) de Pierre Christin et Enki Bilal ❤


* * *
Hubert aime l’art (Dargaud, 2016) de Ben Gijsemans
Le goût du chlore (Casterman, 2008) de Bastien Vivès
Le gourmet solitaire (Casterman, 2005) de Jirô Taniguchi et Masayuki Kusumi


* * (*)
L'arabe du futur, tome 1 (Allary Editions, 2014) de Riad Sattouf




Musée, Exposition, Festival


* Musée Ianchelevici  de La Louvière  :
- Exposition Des figurations. Acte 1 : Goran Djurović, François Jacob, Laurent Lankmans, Agnès C.H. Peeters, Julian Spianti

 * Centre de la Gravure et de l'Image imprimée de La Louvière :
- Exposition Shakespeare à la folie - Affiches internationales
- Exposition Les lauréats des Prix de la Gravure
- Exposition Que sont-ils devenus ? (les lauréats du Prix depuis 1989)

* Leuvense Universiteitsbibliotheken (la bibliothèque de l'Université de Louvain) :
- Exposition Utopia & More : Thomas More, les Pays-Bas et la tradition utopique 

* M - Museum Leuven :
- Exposition Op zoek naar Utopia (À la recherche d'Utopia)
- Exposition Lieve Blancquaert | Ecce Homo


* Boris sans Béatrice de Denis Côté (film)
* Orpheline d'Arnaud Des Pallières (film)
* Rencontre avec Sergi López
* Manoir de Pier-Luc Latulipp et Martin Fournier (documentaire)


vendredi 28 octobre 2016

Boris sans Béatrice de Denis Côté

Boris sans Béatrice de Denis Côté
Avec James Hyndman, Simone-Elise Girard, Denis Lavant
Canada, Québec - 2016


Boris est un homme beau, riche et intelligent. Il est aussi un homme vaniteux, orgueilleux et fier. Boris aime sa femme Béatrice, ministre au gouvernement du Canada mais clouée au lit victime d’une mystérieuse dépression. Pour fuir son quotidien, il entretient une relation avec sa collègue Helga, tout en se rapprochant de la jeune domestique de la maison, Klara, qui prend soin de sa femme. Boris vit couper des siens. Si sa femme est devenue mutique, il n’a pas non plus de bonnes relations avec sa mère, qui vit dans une pension de luxe pour personnes âgées, ni avec sa fille, qui possède également un fort tempérament. Convoqué par une étrange lettre à un rendez-vous nocturne, l’apparition soudaine d’un inconnu va obliger Boris à se confronter à ses certitudes…


La genèse du film vient d’une interrogation du réalisateur : suis-je une bonne personne ? Réponse dans ce film quelques mois plus tard, qui se distingue des films précédents du réalisateur québécois dans la mesure où il nous avait jusqu’ici habitué à mettre en scène des personnes que nous pourrions appeler les laissés-pour-compte de la société. Des personnages qui n’y trouvaient pas leur place et construisaient leur vie à l’écart, même si un événement, une angoisse diffuse ou un inconnu surgissait toujours à un moment ou un autre pour modifier la donne. Des personnages peu à l’aise dans la communication verbale, des films où les silences, l'incommunicabilité et les non-dits occupaient une place centrale.

Tout le contraire avec Boris sans Béatrice, puisqu’il nous confronte à un milieu bourgeois fortuné, même s’il demeure aussi en quelque sorte hors norme et comme à l'écart du commun des mortels par cette richesse et cette opulence. Des personnes qui maitrisent parfaitement le langage (ce qui n'évite pas pour autant les silences et un mode de communication défaillant entre les membres de la famille), toutes très belles et très propres sur elles, des riches qui ont des problèmes de riches, empêtrées dans leurs petites ou grandes névroses.

Denis Côté réalise sans doute ici son film le plus accessible, même s’il distille toujours un certain malaise et une étrangeté qui lui sont maintenant coutumiers, tout en empruntant un ton non dénué d’ironie. Une jolie réussite pour un film qui m’a convaincue, porté par un casting international de très bonne facture, quasi tous inconnus de nous, européens. A l’exception de Denis Lavant qui nous fait son Denis Lavant, mais il le fait si bien aussi. Un mot encore sur l’excellent comédien qui interprète le personnage Boris Malinovsky, James Hyndman, un acteur canadien né en Allemagne de l'Ouest et qui est surtout reconnu dans son pays d’adoption pour ses prestations théâtrales. Il a une telle prestance, un tel charisme et une si belle voix qu’il est tout bonnement impossible de le détester, même s’il joue un personnage qui a tout pour l’être.

J’ai vu ce film dans le cadre du Festival International du Film Francophone de Namur 2016. Il faisait partie des films de la compétition officielle du festival, où Denis Côté était l'un des invités.

Je vous renvoie à ces liens pour en savoir plus :

* Présentation du FIFF 
* Interview du réalisateur québécois Denis Côté au FIFF 

Présent au festival, Nicolas Gilson, chroniqueur du site Un grand moment de cinéma... ou pas, a également beaucoup aimé le film. Extrait de sa critique :

Témoignant tout à la fois d’une grande liberté et d’une réjouissante inventivité, Denis Côté nous convie avec BORIS SANS BEATRICE à vivre une expérience singulière. Vertigineux et hypnotisant, le film ouvre une porte vers la pure fantasmagorie tout en mettant en question ce que d’aucuns – à l’instar de nos sociétés et nos organes de pouvoir – considèrent comme l’accomplissement de soi. Subjuguant.

James Hyndman

Vous trouverez mes commentaires sur deux autres films du réalisateur, en cliquant sur les liens correspondants :



mercredi 26 octobre 2016

Extraits : A l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust

Valentine de Marie Laurencin

« Nos désirs vont n’interférant, et dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé. » 

« Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. » 


La prisonnière de Marie Laurencin
« L’amour le plus exclusif pour une personne est toujours l’amour d’autre chose. » 

« Il n’y a pas d’homme si sage qu’il soit, me dit-il, qui n’ait à telle époque de sa jeunesse prononcé des paroles, ou même mené une vie, dont le souvenir ne lui soit désagréable et qu’il souhaite être aboli. Mais il ne doit pas absolument le regretter, parce qu’il ne peut être assuré d’être devenu un sage, dans la mesure où cela est possible, que s’il a passé par toutes les incarnations ridicules ou odieuses qui doivent précéder cette dernière incarnation-là » 

« Bien que ce mensonge fût, Andrée me connaissant si peu, fort insignifiant, je n’aurais pas dû continuer à fréquenter une personne qui en était capable. Car ce que les gens ont fait, ils le recommencent indéfiniment. »

Les jeunes filles de Marie Laurencin
« Si, en ce goût de divertissement Albertine avait quelque chose de Gilberte des premiers temps c’est qu’une certaine ressemblance existe, tout en évoluant, entre les femmes que nous aimons successivement, ressemblance qui tient à la fixité de notre tempérament parce que c’est lui qui les choisit, éliminant toutes celles qui ne nous seraient pas à la fois opposées et complémentaires, c’est-à-dire propres à satisfaire nos sens et à faire souffrir notre cœur. »



À l'ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust, deuxième tome de À la recherche du temps perdu, Éditions Gallimard pour la première publication en 1919. Ce roman reçoit la même année le Prix Goncourt.

A lire également :

* Extraits : Du côté de chez Swann de Marcel Proust

lundi 24 octobre 2016

Jean Auguste Dominique Ingres, troisième partie : triomphe tardif à Paris, suivi d'un dernier retour à Rome

Suite au triomphe du Vœu de Louis XIII, exposé au Salon en 1824, Ingres décide de rester à Paris. Il ouvre un atelier rue Visconti et une école de dessin à proximité de son atelier. L’école d’Ingres devient l’une des institutions les plus importantes et les plus influentes de la capitale. Charles X lui remet la croix de la Légion d’honneur à l'issue du Salon et le ministère de l’intérieur lui commande le tableau Le Martyre de saint Symphorien, destiné à la Cathédrale Saint-Lazare d'Autun. Il y travaillera pendant près de dix ans, s’attachant à restituer la plus grande réalité historique et archéologique.

Le Martyre de saint Symphorien de Jean Auguste Dominique Ingres
1834, Autun, CathedraleSaint-Lazare

D’abord professeur à l’École des beaux-arts à partir de 1830, Ingres sera nommé président en 1833. Cette ascension lui vaut la reconnaissance publique, la gloire mais aussi l’argent nécessaire pour mener une vie confortable. Mais plus il monte dans l’échelle sociale, plus ses obligations pédagogiques, académiques et sociales lui prennent du temps, entravant son indépendance et sa liberté artistique. Ingres peindra finalement peu pendant cette période. Il n’en reste pas moins que le portrait de Louis-François Bertin, dit Bertin l’Aîné, exposé au Salon de 1833, est devenu aujourd'hui l'une de ses œuvres les plus célèbres. Ingres ne dévoilera pas ses sources d'inspiration pour la réalisation de ce portrait, mais on peut penser que l'autoportrait de Titien en fait partie. L'influence de ce portrait aura une importance considérable sur les artistes modernes, comme Pablo Picasso, Félix Vallotton et Léon Bonnat.


Monsieur Bertin par Ingres
1832, Paris, Musée du Louvre
Autoportrait par Titian
Entre 1562 et 1564, Berlin, Gemäldegalerie

François Bertin, soixante-six ans, est le propriétaire du très puissant Journal des débats qui, depuis juillet 1830, est devenu le meilleur soutien de la politique de Louis-Philippe et l’organe privilégié de la bourgeoisie conservatrice. Autrefois exilé en Italie par le Premier Consul et emprisonné pendant un an sous Napoléon, qui confisqua son journal, ce grand patron de presse est à la tête du combat en faveur du mouvement romantique. Ce portrait exécuté par Ingres reflète très bien la forte personnalité de Bertin : l’homme est trapu, les cheveux sont en désordre, le gilet et la veste sont froissés, la bouche est amère, son regard nous toise alors que le sourcil gauche relevé esquisse un soupçon d'ironie, les mains sont disposées en éventail comme des griffes. Chef-d’œuvre de psychologie, cette peinture ne plaira pas à la fille de M. Bertin, qui trouve la pose de son père vulgaire et l’attitude ridicule. Elle estimera que le peintre avait tout simplement transformer « un grand seigneur en gros fermier ». 

Pendant que le monde de l’art se divise entre ceux qui sont pour son art et ceux qui sont contre, la politisation des discours artistiques entre le romantisme et le néoclassicisme l’intéresse de moins en moins et finissent même par l’éloigner un temps de la capitale. Le Martyre de saint Symphorien, exposé au Salon de 1834, est un échec. Exaspéré par les critiques, Ingres décide de ne plus jamais exposer ses tableaux au Salon et préfère une nouvelle fois s’exiler. Il pose sa candidature pour le poste de directeur de l’Académie de France à Rome.


De 1835 à 1841, il vit à la Villa Médicis, qu’il fait restaurer et qu’il administre avec fermeté. Très occupé par ses nouvelles fonctions pendant son directorat, Ingres n’achève que deux tableaux : L’Odalisque à l’esclave et Antiochus et Stratonice.

L’Odalisque à l’esclave de Jean Auguste Dominique Ingres
1840, Cambridge – Massachusetts, Fogg Art Museum


Double étude pour Odalisque à l’esclave, 17,5cm x 34,5cm, avant 1839, inv. D1157
Paris, Musée du Petit Palais © PMVP / cliché : Ladet


Antiochus et Stratonice de Jean Auguste Dominique Ingres
1840, Chantilly, Musée Condé

De cette même période datent son autoportrait et d’autres portraits dessinés d’amis et d’intimes. Violoniste quasi professionnel, Ingres organise des soirées musicales lui offrant l'opportunité de rencontrer de nombreux musiciens, tels que Liszt, Gounod, Paganini …

Charles Gounot par Ingres
1841, Chicago, The Art Institute of Chicago
Franz Liszt par Ingres
1839, Collection Privée

Autoportrait par  Ingres © Erich Lessing
1835, Paris, Musée du Louvre

Antiochus et Stratonice connait un succès immense, et c’est finalement la raison pour laquelle il décide de revenir à Paris en 1841. Ingres aura passé six années à la tête de la Villa Médicis. C’est aujourd’hui un homme de soixante et un ans qui revient cette fois définitivement en France, où il est accueilli par un banquet triomphal dans lequel le Tout-Paris littéraire, politique et artistique lui rend hommage. Belle revanche pour cet artiste, qui a tenu sa promesse : « Je compte sur ma vieillesse, elle me vengera ». Mais c’est déjà une autre histoire…


Sources :

* Dictionnaire de l'art et des artistes, Fernand Hazan éditeur, 1982
* Jean-Auguste Dominique Ingres : 1780-1867, Éditions Taschen, 2006
* L’aventure de l’art au XIX siècle, Collection Aventure de l’Art aux Éditions Chêne, 2008
* Le site Wikipédia
* Le site du Musée du Louvre


A découvrir également sur ce blog :

* Jean Auguste Dominique Ingres, première partie : les années d'apprentissage en France 
* Jean Auguste Dominique Ingres, deuxième partie : pensionnaire à la Villa Médicis
* Jean Auguste Dominique Ingres, quatrième partie : les dernières années
 

jeudi 20 octobre 2016

Les Hortenses de Felisberto Hernández

Extraits :

P.80 [Ursule]

Ce soir-là, j'entendais la pluie du fond d'un fauteuil capitonné et je pensais à Ursule.  La première fois que je l'avais vue, elle était assise à une table du restaurant où je mangeais.  Son corps semblait s'être développé comme les alentours d'un village dont elle se serait désintéressée.  Elle s'était retirée dans ses yeux bleus.  Sur son front très blanc s'ouvraient deux grandes ondes de cheveux blonds et je pensai aux rideaux d'une chambre ancienne ; ses yeux bougeaient sous ses paupières comme des personnes sous des couvertures.


P.84 [Ursule]

En me disant au revoir elle a soulevé ses paupières le temps d'un instantané et j'ai serré sa main molle comme la poire en caoutchouc d'un appareil photographique. 


P.99 [Les hortenses]

Un soir d'automne, en ouvrant la porte de la maison, les yeux mi-clos pour tamiser la trop vive lumière du hall, il aperçut sa femme arrêtée à mi-escalier ; et en voyant l'escalier se répandre autour d'elle jusqu'au milieu de l'entrée il lui sembla qu'elle avait une grande robe de marbre et que la main qui tenait la rampe en soulevait les plis. 


P.121 [Les hortenses]

Etait-il impossible qu'une âme, désireuse de revenir habiter un corps, ait guidé les mains du fabriquant de la poupée ?


p. 231 [La femme qui me ressemblait]

Par des chemins bien différents, j'ai toujours eu les mêmes souvenirs.  Jour et nuit, ils coulent dans ma mémoire comme les fleuves d'un pays.  Parfois, je les contemple et parfois ils se mettent à déborder.


p.268 [Personne n'allumait les lampes]

Elle avait froncé la bouche comme si elle avait voulu la mettre tout entière dans le petit verre.


La Poupée de Hans Bellmer, détail (cf la nouvelle Les Hortenses de Felisberto Hernández)

L’œuvre du nouvelliste uruguayen Felisberto Hernández (Montevideo, 1902–1964) a été peu publiée en France. L’occasion ou jamais de se plonger dans cette nouvelle édition parue dans la collection Points Signatures et intitulée « Les Hortenses ». Et ce en référence au titre de nouvelle la plus longue de cette publication, par ailleurs souvent considérée comme majeure chez l’écrivain. Ce n’est pourtant pas ma préférée, mais force est de reconnaître qu’elle n’en demeure pas moins surprenante et assez déstabilisante, dans la mesure où elle nous met en présence d’un couple sans enfant, Horatio et Marie, qui collectionnent des poupées grandeur nature, dont Hortense qui est le portrait craché de l’épouse. Le couple s’amuse à les mettre en scène avec des objets et costumes divers, jusqu’au jour où Marie s’aperçoit qu’Hortense suscite bien des fantasmes chez Horatio, qui s’éloigne de jour en jour de son épouse. Le propos de la nouvelle est d’autant plus dérangeant qu’il semble plus que jamais d’actualité. Je pense notamment à la commercialisation au Japon des « love dolls » ou plutôt « sex dolls », des poupées sexuelles en silicone plus vraies que nature et qui, parait-il, font fureur au pays du soleil levant. Un phénomène qui n'est pas neuf mais qui va sans nul doute s'amplifier dans les années futures.

Mais revenons un moment à Felisberto Hernández et cette nouvelle édition, comprenant en tout dix nouvelles. Il ne s’agit pas d’un recueil de l’écrivain mais d’un choix de textes réunis à partir de plusieurs recueils publiés en espagnol entre 1945 et 1964. S’il a fasciné de grands écrivains tels que Italo Calvino (« Felisberto Hernández est un écrivain qui ne ressemble à aucun autre : à aucun des Européens et aucun des Latino-Américains ; c'est un irréductible qui échappe à toute classification et à tout embrigadement, mais qu'on identifie, à coup sûr, dès la première page. », Julio Cortázar (qui préface cette nouvelle édition) ou Jules Supervielle (une lettre adressée à l’écrivain fait office de Présentation), le lectorat de Felisberto Hernández est longtemps resté confidentiel.

S’il connaissait des difficultés à se faire publier, le maintenant dans l’anonymat et une certaine pauvreté, il fut pendant de nombreuses années un pianiste qui gagnait sa vie en jouant notamment dans les salles de cinéma muet. Ses difficultés matérielles et sa carrière de pianiste trouvent un écho persistant dans ses récits, tant nous retrouvons à plusieurs reprises ce personnage de pianiste (toujours écrit à la première personne) en difficultés financières et devant accepter des petits boulots pour subvenir à ses besoins. Un homme ordinaire qui loge comme petit employé au domicile d’une femme, souvent veuve ou séparée, accédant volontairement ou pas aux secrets les plus étranges de son intimité. Ce qui frappe à la lecture de ces nouvelles est l’extrême solitude des personnages, qui se retrouvent comme enfermés dans leur monde, totalement gouvernés par leurs obsessions et leurs pulsions, au point de les tenir éloigner ou de les séparer des autres. Des histoires insolites et déroutantes qui peuvent sembler faciles à lire au premier abord mais qui pourtant se révèlent assez complexes au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, tant elles résistent étonnamment à toute interprétation et à toute logique. Felisberto Hernández met finalement en scène ce que j’appellerai la folie ordinaire (quel oxymore), folie se déployant volontiers dans la vie quotidienne mais qui comporte suffisamment d’étrangetés et de bizarreries pour que le lecteur se transforme en réceptacle de ces dérèglements de l'esprit, sans jamais avoir aucune prise dessus mais suscitant au contraire un sentiment diffus de malaise. Et je crois que c’est ce qui fait réellement l’originalité et la singularité de cet écrivain.

A découvrir, bien évidemment ! Mais à lire dans de bonnes conditions (à petites doses, tout en étant disponible, reposé et au calme) pour mieux se laisser surprendre, pour mieux apprécier la poésie du texte. Sinon, vous risquez de passer à côté, et ce serait bien dommage. 

Les Hortenses de Felisberto Hernández, nouvelles traduites de l'espagnol par Laure Guille-Bataillon, Préface de Julio Cortázar, Présentation de Jules Supervielle, Collection Signatures Points chez Denoël, juin 2006 (La maison inondée, Le crocodile, Ursule, Le cœur vert, Les Hortenses, La salle à manger, La femme qui me ressemblait, Le balcon, Le Cheval perdu, Personne n’allumait les lampes).


mardi 18 octobre 2016

Jean Auguste Dominique Ingres, deuxième partie : pensionnaire à la Villa Médicis

Jean Auguste Dominique Ingres arrive à la Villa Médicis en 1806. Pensionnaire de l'Académie de France à Rome de 1806 à 1810, il se met à étudier le peintre Raphaël et le Quattrocento, qui auront une influence décisive sur son œuvre. Bénéficiant d’une bourse d’études, il est tenu d’envoyer régulièrement des travaux à Paris afin que l’Académie puisse contrôler ses progrès. Œdipe et le Sphinx (1808) est envoyé avec La Baigneuse Valpinçon (1808) et La Baigneuse à mi-corps (1807). Les références d'Ingres pour La Baigneuse Valpinçon, dite la Grande Baigneuse,  sont multiples : les maniéristes toscans (dont Bronzino), Raphaël mais également une gravure du Coucher à l'italienne de Jacob Van Loo.  La critique lors de l’exposition annuelle à Paris reste très mitigée : on lui reproche le peu d'illusion de profondeur, la lumière diffuse, le rejet des angles de l'ossature et le clair-obscur trop faible d'Œdipe. 

Baigneuse à mi-corps par Jean Auguste Dominique Ingres
1807, Bayonne, Musée Bonnat
 
La Baigneuse Valpinçon par Ingres
1808, Paris, Musée du Louvre
La jeune femme se couchant par Jacob Van Loo
Vers 1650, Lyon, musée des Beaux-Arts

En 1810, son pensionnat à la Villa Médicis s’achève. Pour son dernier envoi à Paris, Ingres veut se surpasser avec Jupiter et Thétis (1811), un tableau de 3,27 m de hauteur sur 2,60 m de largeur qui oppose la grâce langoureuse de Thétis à la majesté olympienne de Jupiter. Les membres de l’Académie des Beaux-Arts, ainsi que les élèves et admirateurs du peintre accueillent avec beaucoup de réserve ce dernier envoi,  lui reprochant un expressionnisme archaïsant, une composition solennelle, un climat éthéré et les habituelles déformations corporelles qu'on retrouve chez Thétis (proéminence du cou, longueur des bras). Ses peintures étant rejetés par ses compatriotes, Ingres décide de demeurer à Rome en y installant son propre atelier. Il reste toutefois étroitement lié à l’Académie. 

Jupiter et Thétis par Jean Auguste Dominique Ingres
1811, Musée Granet, Aix-en-Provence

Ingres se marie en 1813 avec une modiste de Guéret, Madeleine Chapelle, venue le rejoindre à Rome. L’artiste avait fait la connaissance de cette jeune fille peu de temps auparavant et seulement par correspondance. Malgré la naissance d'un enfant mort-né en 1815, ce sera un mariage heureux qui ne prendra fin qu'au décès de Madeleine Chapelle (1782-1849). Ingres peindra au cours de sa vie de nombreux portraits de son épouse.

Madeleine Ingres, née Chapelle par Jean Auguste Dominique Ingres
1814, Zurich, Foundarion E.G. Bührle Collection

En 1914, Ingres présente trois œuvres importantes : la Grande Odalisque, le Portrait de Madame de Senonnes et la Chapelle Sixtine. Commande de Caroline Murat, sœur de Napoléon Ier et reine de Naples, La grande Odalisque est le plus célèbre nu peint par Ingres. Il y révèle une étonnante sensibilité pour le féminin nu aux lignes allongées, élégantes et sinueuses. Une représentation de la femme sensuelle et d’une grande beauté mais totalement contraire aux règles de l’anatomie et en totale opposition avec les préceptes de l'école néo-classique : l'allongement excessif du dos (trois vertèbres supplémentaires sont présentes), la longueur exagérée du bras droit et l'étrangeté de l'angle formé par la jambe gauche. Mais Ingres n’en a cure tant il préfère volontairement sacrifier la vraisemblance à la beauté. Il y ajoute les accessoires orientaux tels que l'éventail de plumes de paon, le narghilé, le brûle-parfum et le turban de soie.

La grande Odalisque par Ingres (commandité par Caroline Bonaparte)
1814, Paris, Musée du Louvre

À la chute de Napoléon Ier, des difficultés économiques et familiales l’entraînent dans une période financièrement difficile, ce qui ne l’empêche pas de peindre avec acharnement. Il fait également de nombreux portraits à la mine de plomb. La Grande Odalisque (1914) et  Roger délivrant Angélique (1919) sont présentés au Salon de 1819 à Paris. Les critiques rejettent une nouvelle fois les deux œuvres.  Nous avons vu en quoi La Grande Odalisque pouvait sembler trop novateur de par le non respect des règles de l'anatomie. Mais pourquoi rejeter Roger délivrant Angélique ? Les critiques d'art n'apprécient pas le temps curieusement suspendu suggéré par le peintre,  une sorte d'immobilisme qui semble figer les personnages dans l'action. L'éclatement de l'action et l'isolement des figures demeurent incompréhensibles, voire menaçants, aux spectateurs de cette époque. Effet accentué par les vides intégrés à la toile, et ce dans l'esprit de Raphaël. Notons que ce sentiment de temps suspendu et de calme conférant à l'immobilisme deviendront quasiment un trait stylistique de nombre de ses œuvres.  Ingres, qui ne cessera de souligner que Raphaël et l'Antiquité sont ses plus grands modèles,  n'est décidément pas prêt de se réconcilier avec la France.

Roger délivrant Angélique par Jean Auguste Dominique Ingres
1919, Paris, Musée du Louvre

Ingres s’installe à Florence en 1820. C'est là qu'il reçoit la commande du Vœu de Louis XIII, destiné à la cathédrale Notre-Dame de Montauban. Il vient lui-même présenter cette toile à Paris en 1824. Et c'est enfin le triomphe, tant et si bien qu'on salue en lui le rénovateur de la tradition, ce qui l’oppose aux jeunes romantiques. Mais c’est déjà une autre histoire… 

Le Vœu de Louis XIII par Jean Auguste Dominique Ingres
1824, Montauban, la cathédrale Notre-Dame

Sources :

* Dictionnaire de l'art et des artistes, Fernand Hazan éditeur, 1982
* Jean-Auguste Dominique Ingres : 1780-1867, Éditions Taschen, 2006
* L’aventure de l’art au XIX siècle, Collection Aventure de l’Art aux Éditions Chêne, 2008
* Les chefs-d'oeuvre du Musée d'Orsay de Margherita d'Ayala Valva, Éditions Place des Victoires, 2014
* Le site Wikipédia
* Le site du Musée du Louvre


A découvrir également sur ce blog :

* Jean Auguste Dominique Ingres, première partie : les années d'apprentissage en France 
* Jean Auguste Dominique Ingres, troisième partie : triomphe tardif à Paris, suivi d'un dernier retour à Rome 
Jean Auguste Dominique Ingres, quatrième partie : les dernières années