mardi 13 octobre 2009

Jan Karski de Yannick Haenel

Si la figure centrale du livre est bien évidemment Jan Karski, ce récit s’articule également autour de plusieurs axes principaux tels que le devoir et la responsabilité du témoin, la question polonaise, l’extermination des juifs et la complicité passive des Alliés qui ‘savaient’.

Un récit découpé en trois parties qui se complètent et se juxtaposent afin de mieux approcher le parcours insensé d’un homme porteur d’un message ultime qu’il ne cessera de clamer à la surface du monde, un homme devenu malgré lui un personnage digne de la mythologie grecque, ne devant rien envier à cette pauvre Cassandre douée du don de prophétie mais condamnée à ne jamais être entendue.

La première partie reprend le témoignage de Jan Karski face à la caméra de Claude Lanzmann lors du tournage de La Shoah , la deuxième partie est un résumé de l’autobiographie de Jan Karski et la troisième partie est celle romancée par Yannick Haenel, chaque partie n’étant jamais redondante par rapport à l’autre mais offrant un éclairage différent et complémentaire.

Une évidence s’impose : la vie de Jan Karski est absolument incroyable, et le résumé de son autobiographie dans la deuxième partie n’est pas de trop pour nous aider à mieux comprendre et saisir le chemin parcouru par Jan Karski durant la guerre : prisonnier par les Soviétiques, remis aux mains des Allemands, il s’évade et rejoint la Résistance avant d’être repris par la Gestapo pour mieux s’évader une nouvelle fois et rejoindre définitivement la Résistance.

Jan Karski aborde souvent la question polonaise et son sentiment d’injustice lorsque les Alliés abandonne la Pologne, que ce soit lors du démantèlement du pays que lors de l’insurrection de Varsovie, laissant les Polonais se faire massacrer. Une Pologne continuellement abandonnée par l’Europe, par l’histoire, par la mémoire du temps. Pourtant, la Pologne n’a aucune leçon a recevoir de personne : son gouvernement n’a jamais pactisé avec l’occupant nazi et la résistance s’est mise en place dès l’invasion des communistes et des nazis.

Mais pendant que la Pologne vit une guerre d’occupation, le peuple juif polonais est confronté à la fin du monde et à l’extermination. Et c’est bien sa rencontre avec deux hommes juifs, un sioniste et un leader du Bund, qui changera à jamais sa destinée. Ces hommes ont besoin d’un témoin afin qu’il prévienne les Alliés que les Juifs d'Europe sont en train de se faire exterminer.

Jan Karski veut les aider : il fera un rapport à Londres et parlera du sort des juifs aux membres des gouvernements anglais et américains, qui - sans défense - ont besoin que les puissances alliés leur viennent en aide. Il ne se contentera pas d’être un simple porte-parole mais deviendra un témoin oculaire, de manière a être le plus convainquant possible aux yeux du monde pour demander leur intervention. Pour ce faire, ces deux hommes lui proposent de se rendre avec eux dans le ghetto de Varsovie, en y pénétrant par un passage secret qu’utilise la Résistance : une maison dont la porte d’entrée donne à l’extérieur du ghetto et dont la cave mène à l’intérieur.

« Cette maison, écrit Jan Karski, était devenue comme une version moderne du fleuve Styx qui reliait le monde des vivants avec le monde des morts. »

Pour délivrer son message, Jan Karski n’hésitera pas à traverser l'Europe en guerre, alerter les Anglais et rencontrer le président Roosevelt en Amérique. Un témoignage qui sera écouté mais jamais entendu par les élites, un témoignage qui ne changera rien, qui n’ébranlera pas la conscience du monde, qui n’empêchera pas l’extermination de la population juive d’Europe, alors que les Alliés ‘savaient’ mais préféraient faire semblant de ne pas savoir : jouer l’ignorance était bien plus facile pour justifier une non-intervention. Pour Jan Karski, ne rien vouloir savoir, c’était nier son indifférence au sort de milliers de juifs, ne rien vouloir savoir, c’était les laisser se faire exterminer afin d’éviter leur rapatriement, ne rien vouloir savoir, c’était enfin devenir complice passivement de cette barbarie.

« […] j’ai compris qu’il ne serait plus jamais possible d’alerter la « conscience du monde », comme me l’avaient demandé les deux hommes du ghetto de Varsovie ; j’ai compris que l’idée même de « conscience du monde » n’existerait plus. C’était fini, le monde entrait dans une époque où la destruction ne trouverait bientôt plus d’obstacle, parce que plus personne ne trouverait rentable de s’opposer à ce qui détruit. »

La lecture de « Jan Karski » de Yannick Haenel m’a demandée du temps, non pas que le récit soit long mais parce que j’avais besoin d’interrompre ma lecture pour reprendre mon souffle. Je pourrais d’ailleurs vous en parler encore et encore, citer de nombreux autres passages sensibles, prenants, émouvants, percutants. Lisez-le plutôt !


« Lorsque une fois dans sa vie on a été porteur d’un message, on l’est pour toujours. Au moment où vous fermez l’œil, à ce moment précis où le monde visible se retire, où vous êtes enfin disponible, les phrases surgissent. Alors la nuit et le jour se mélangent, à chaque instant le crépuscule se confond avec l’aube, et les phrases en profitent. La voix tremble un peu, comme une petite flamme. On y croit à peine, on a du mal à la concevoir, mais elle est bien vivante, et quand elle se met en mouvement, ça fait une brève incandescence, quelque chose de timide et rapide à la fois, d’incontestable, qui passe par le chas d’une aiguille. Vous reconnaissez tout de suite la voix des deux hommes du ghetto de Varsovie : comme tous les messagers, vous êtes devenu le message. Jamais un seul jour de ma vie je n’ai réussi à penser à autre chose qu’au message du ghetto de Varsovie, toute ma vie je n’ai fait que penser à ça : penser au message de Varsovie, et lorsque je croyais penser à autre chose, c’est au message de Varsovie que je pensais.» [p.118-119]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire