« Central Europe » est une fresque historique colossale de l'Europe
centrale de 1914 à 1975, mais pas seulement… véritable monstre
littéraire aux multiples tentacules, sorte de
Léviathan sorti droit des enfers de la guerre et du pouvoir
totalitaire, tout semble hors norme dans ce roman : le nombre de
thématiques - la grande histoire, la petite histoire,
l’universel, l’intime, la guerre, les batailles, les stratégies
militaires, l’art, la politique, l’amour, la souffrance, le
totalitarisme, le nazisme, la shoah - le nombre d’heures passées à la
recherche biographique - le nombre de personnages - le nombre de
chapitres - l’épaisseur du volume, une œuvre de plus de 800 pages pour
se confronter à la guerre, plus précisément au front de
l’Est de l’Allemagne nazie et de l’Union soviétique staliniste
durant la deuxième guerre mondiale.
Pour ce faire, l’auteur met en scène une trentaine de récits
enchevêtrés, tel un chef d’orchestre jouant une symphonie monumentale
composée d’autant de mouvements que de personnages émaillant son
récit, chacun renvoyant à l’autre, parfois entrant en résonance,
parfois en dissonance, mais évoluant toujours dans un même ensemble
harmonieux. La plupart des personnages ont réellement existé,
dont beaucoup que je ne connaissais absolument pas et qui ont connu
un tel destin que je me demande encore comment j’ai pu passer à côté
d’eux, trop concentrée sans doute sur la grande histoire
pour ne pas prendre le temps de découvrir ces visages pris dans la
tourmente de la guerre, au destin incroyable et souvent tragique.
Malgré la multitude des personnages composant ce roman, l’auteur
William T. Vollmann s’attache à un personnage récurrent, Dimitri
Chostakovitch, célèbre compositeur russe et
l'un des plus grands musiciens de l'époque moderne, un artiste qui
vécu sous la botte du totalitarisme et qui côtoya la guerre lors du
siège de la ville de Leningrad. L’auteur
disserte également beaucoup sur l’art et le principe créatif, le
rapport qu’il entretient avec les événements temporels et la gestation
des œuvres sous le joug de la dictature par l’entremise du
compositeur Dimitri Chostakovitch mais aussi du cinéaste soviétique
Roman Karmen, la femme sculpteur – graveur – dessinatrice allemande
Käthe Kollwitz ou la poétesse russe Anna
Akhmatova.
J’ai beaucoup apprécié le fait que Vollmann donne souvent la parole
aux femmes pour embrasser l'histoire : Fanny Kaplan, une militante du
Parti socialiste-révolutionnaire russe qui tenta
d'assassiner Lénine, Nadejda Kroupskaïa , l'épouse de Lenine, les
artistes Käthe Kollwitz, Anna Akhmatova ou Marina Tsvetaeva. Un autre
visage singulier hante les pages de ce roman,
celui de Zoïa Kosmodemianskaïa, figure emblématique de l’union
soviétique qui fut pendue et mutilée par les nazis à l'âge de 18 ans
pour avoir incendié des étables. Devenue une véritable héroïne
soviétique après son exécution, elle aurait déclaré à ses bourreaux
avant sa mise à mort : " Vous ne pourrez pas pendre
cent-quatre-vingt-dix- millions de Soviétiques." La photo de cette
jeune femme morte, le corps abandonné dans la neige, gelé et aux
seins mutilés m’a toujours bouleversée et je n’ai pas été surprise
d’apprendre que Jonathan Littell avait eu l'idée d'écrire son
roman « Les Bienveillantes » en voyant cette photographie.
L’aspect militaire n’est pas en reste, car entre le funambule Hitler
et le réaliste Staline, il y a le pacte germano-soviétique l’opération
Barberousse, le siège de Leningrad, la bataille de
Stalingrad, la bataille de Koursk… et l’histoire incroyable et
étonnante de deux militaires, le général russe Vlassov et le commandant
allemand Paulus.
Hommage aux victimes du totalitarisme nazi et soviétique, dédié à
Danilo Kis, l'écrivain d' « Un tombeau pour Boris Davidovitch » (élégie
pour les martyrs du stalinisme),
« Central Europe » est un roman très ambitieux, sans doute même un
peu trop… roman historique mais aussi lyrique, roman toujours exigeant
et parfois indigeste, qui demande beaucoup de
temps, que ce soit à la lecture que pour les recherches effectuées
sur le net. Mais quel roman !
Central Europe a obtenu le National Book Award en 2005.
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