jeudi 20 octobre 2016

Les Hortenses de Felisberto Hernández

Extraits :

P.80 [Ursule]

Ce soir-là, j'entendais la pluie du fond d'un fauteuil capitonné et je pensais à Ursule.  La première fois que je l'avais vue, elle était assise à une table du restaurant où je mangeais.  Son corps semblait s'être développé comme les alentours d'un village dont elle se serait désintéressée.  Elle s'était retirée dans ses yeux bleus.  Sur son front très blanc s'ouvraient deux grandes ondes de cheveux blonds et je pensai aux rideaux d'une chambre ancienne ; ses yeux bougeaient sous ses paupières comme des personnes sous des couvertures.


P.84 [Ursule]

En me disant au revoir elle a soulevé ses paupières le temps d'un instantané et j'ai serré sa main molle comme la poire en caoutchouc d'un appareil photographique. 


P.99 [Les hortenses]

Un soir d'automne, en ouvrant la porte de la maison, les yeux mi-clos pour tamiser la trop vive lumière du hall, il aperçut sa femme arrêtée à mi-escalier ; et en voyant l'escalier se répandre autour d'elle jusqu'au milieu de l'entrée il lui sembla qu'elle avait une grande robe de marbre et que la main qui tenait la rampe en soulevait les plis. 


P.121 [Les hortenses]

Etait-il impossible qu'une âme, désireuse de revenir habiter un corps, ait guidé les mains du fabriquant de la poupée ?


p. 231 [La femme qui me ressemblait]

Par des chemins bien différents, j'ai toujours eu les mêmes souvenirs.  Jour et nuit, ils coulent dans ma mémoire comme les fleuves d'un pays.  Parfois, je les contemple et parfois ils se mettent à déborder.


p.268 [Personne n'allumait les lampes]

Elle avait froncé la bouche comme si elle avait voulu la mettre tout entière dans le petit verre.


La Poupée de Hans Bellmer, détail (cf la nouvelle Les Hortenses de Felisberto Hernández)

L’œuvre du nouvelliste uruguayen Felisberto Hernández (Montevideo, 1902–1964) a été peu publiée en France. L’occasion ou jamais de se plonger dans cette nouvelle édition parue dans la collection Points Signatures et intitulée « Les Hortenses ». Et ce en référence au titre de nouvelle la plus longue de cette publication, par ailleurs souvent considérée comme majeure chez l’écrivain. Ce n’est pourtant pas ma préférée, mais force est de reconnaître qu’elle n’en demeure pas moins surprenante et assez déstabilisante, dans la mesure où elle nous met en présence d’un couple sans enfant, Horatio et Marie, qui collectionnent des poupées grandeur nature, dont Hortense qui est le portrait craché de l’épouse. Le couple s’amuse à les mettre en scène avec des objets et costumes divers, jusqu’au jour où Marie s’aperçoit qu’Hortense suscite bien des fantasmes chez Horatio, qui s’éloigne de jour en jour de son épouse. Le propos de la nouvelle est d’autant plus dérangeant qu’il semble plus que jamais d’actualité. Je pense notamment à la commercialisation au Japon des « love dolls » ou plutôt « sex dolls », des poupées sexuelles en silicone plus vraies que nature et qui, parait-il, font fureur au pays du soleil levant. Un phénomène qui n'est pas neuf mais qui va sans nul doute s'amplifier dans les années futures.

Mais revenons un moment à Felisberto Hernández et cette nouvelle édition, comprenant en tout dix nouvelles. Il ne s’agit pas d’un recueil de l’écrivain mais d’un choix de textes réunis à partir de plusieurs recueils publiés en espagnol entre 1945 et 1964. S’il a fasciné de grands écrivains tels que Italo Calvino (« Felisberto Hernández est un écrivain qui ne ressemble à aucun autre : à aucun des Européens et aucun des Latino-Américains ; c'est un irréductible qui échappe à toute classification et à tout embrigadement, mais qu'on identifie, à coup sûr, dès la première page. », Julio Cortázar (qui préface cette nouvelle édition) ou Jules Supervielle (une lettre adressée à l’écrivain fait office de Présentation), le lectorat de Felisberto Hernández est longtemps resté confidentiel.

S’il connaissait des difficultés à se faire publier, le maintenant dans l’anonymat et une certaine pauvreté, il fut pendant de nombreuses années un pianiste qui gagnait sa vie en jouant notamment dans les salles de cinéma muet. Ses difficultés matérielles et sa carrière de pianiste trouvent un écho persistant dans ses récits, tant nous retrouvons à plusieurs reprises ce personnage de pianiste (toujours écrit à la première personne) en difficultés financières et devant accepter des petits boulots pour subvenir à ses besoins. Un homme ordinaire qui loge comme petit employé au domicile d’une femme, souvent veuve ou séparée, accédant volontairement ou pas aux secrets les plus étranges de son intimité. Ce qui frappe à la lecture de ces nouvelles est l’extrême solitude des personnages, qui se retrouvent comme enfermés dans leur monde, totalement gouvernés par leurs obsessions et leurs pulsions, au point de les tenir éloigner ou de les séparer des autres. Des histoires insolites et déroutantes qui peuvent sembler faciles à lire au premier abord mais qui pourtant se révèlent assez complexes au fur et à mesure que nous avançons dans le récit, tant elles résistent étonnamment à toute interprétation et à toute logique. Felisberto Hernández met finalement en scène ce que j’appellerai la folie ordinaire (quel oxymore), folie se déployant volontiers dans la vie quotidienne mais qui comporte suffisamment d’étrangetés et de bizarreries pour que le lecteur se transforme en réceptacle de ces dérèglements de l'esprit, sans jamais avoir aucune prise dessus mais suscitant au contraire un sentiment diffus de malaise. Et je crois que c’est ce qui fait réellement l’originalité et la singularité de cet écrivain.

A découvrir, bien évidemment ! Mais à lire dans de bonnes conditions (à petites doses, tout en étant disponible, reposé et au calme) pour mieux se laisser surprendre, pour mieux apprécier la poésie du texte. Sinon, vous risquez de passer à côté, et ce serait bien dommage. 

Les Hortenses de Felisberto Hernández, nouvelles traduites de l'espagnol par Laure Guille-Bataillon, Préface de Julio Cortázar, Présentation de Jules Supervielle, Collection Signatures Points chez Denoël, juin 2006 (La maison inondée, Le crocodile, Ursule, Le cœur vert, Les Hortenses, La salle à manger, La femme qui me ressemblait, Le balcon, Le Cheval perdu, Personne n’allumait les lampes).


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