[p. 174] On ne peut voir que des fragments du monde, il n’y a pas autre chose. Il y a juste des instants, des bribes, des configurations fugaces qui, à peine surgis dans l’existence, se désagrègent en mille morceaux. Et la vie ? Cela n’existe pas. Je vois des lignes, des surfaces et des volumes qui se transforment dans le temps. Le temps, quant à lui, semble être un simple outil pour mesurer les tout petits changements – un double décimètre d’écolier gradué juste de trois repères : ce qui a été, ce qui est et ce qui sera.
Importance, encore et toujours, des traces, des cartes, des relevés, de ce qui reste ou de ce qui subsiste de ce qui a été.
[p. 127] Chaque partie du corps devrait être sauvé de l'oubli. Chaque être humain devrait être préservé de la disparition.
Histoire de la conservation des corps, des reliques, des collections de cires anatomiques, des écorchés, des empaillés, de la plastination des tissus humains et autres méthodes de conservation des corps. Une façon comme une autre d'offrir un moment d'éternité. Voyage à l'intérieur du corps humain via les cartographes, explorateurs, et précurseurs de leur époque : on découvre les parties du corps de la même façon que l'on remonte un fleuve en quête de sa source ; on progresse avec un scalpel le long d'un vaisseau sanguin pour découvrir son origine et peu à peu on remplit les blancs laissés sur la carte. On peut regarder les hommes comme des lignes, des surfaces et des volumes. Avec travail et ténacité, apparaît peu à peu le propre atlas du corps humain.
The anatomical lesson of Professor Frederik Ruysch - Adriaen Backer ,1670 |
[p. 208] Le tableau d’un certain Backer représente Frederik Ruysch à l’âge de trente-deux ans, en train de dispenser sa leçon d’anatomie. L’une des plus prisées de la ville. Le peintre a su rendre le visage du jeune médecin, son assurance et sa ruse de commerçant. Sur ce tableau figure aussi la dépouille d’un jeune homme, montrée en perspective. Or ce corps a un aspect si frais qu’il a l’air vivant : la peau laiteuse légèrement teintée de rose, n’est pas celle d’un cadavre : la jambe légèrement repliée fait penser à la posture d’un homme qui, allongé nu sur le dos, voudrait cacher ses parties intimes. C’est la dépouille de Joris van Iperren, voleur, condamné à mort et exécuté par pendaison. Les chirurgiens vêtus de noir, réunis autour de ce corps sans défense, honteux de sa nudité, forment un contraste inquiétant. Ce corps montre ce qui ferait la fortune de Frederik Ruysch une trentaine d’années plus tard – cette mixture de son invention qui conservait très longtemps la fraîcheur des tissus.
La question du sacré et du profane. Ethique et déontologie.
[p. 127] Durant ses études universitaires et tout de suite après, Blau avait beaucoup voyagé. Il avait visité presque toutes les collections anatomiques accessibles au public. Tel un fan d’un groupe de rock, il suivait à la trace Gunther von Hagens et son exposition diabolique de corps humains plastinés, jusqu’à ce qu’il eût l’opportunité de rencontrer personnellement le maître. Tous ces voyages tournaient en rond, revenaient à leur point de départ. Blau avait finalement compris que leur but n'était pas au loin, mais tout près de lui, à l'intérieur du corps humains.
Recherche sur le web
Gunther von Hagens
Gunther von Hagens est un anatomiste allemand, inventeur de la plastination, une technique visant à conserver des corps ou des parties d'êtres décédés. Il est à l'origine de Body Worlds (Körperwelten en allemand), une exposition sur des corps ou des parties de corps humains qui ont été plastinés. L’œuvre de Gunther von Hagens pose de nombreuses questions d'éthique et de légalité : peut-on ainsi exhiber des cadavres humains, et à partir de ce matériel morbide créer des "œuvres d'art" ? D'après l'article 225-17 du Code pénal : “Toute atteinte à l’intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende". De nombreux états condamnent de la même manière la profanation de corps et restent culturellement attachés au respect des morts. (source : wikipedia)
Le cabinet de curiosité de Frederik Ruysch
Frederik Ruysch est d’abord apprenti chez un apothicaire et étudie la médecine sous la direction de Jan Swammerdam à Leyde. Il obtient son diplôme en 1664. L’année suivante, il devient praelector dans la guilde des chirurgiens d’Amsterdam. En 1668, il devient professeur auprès des sages-femmes de la ville. Il obtient la reconnaissance de ses pairs grâce à une expérience montrant la présence de valves dans le système lymphatique. Il développe également de remarquables techniques pour la préservation de spécimens anatomiques ainsi que la création de dioramas. En 1679, il est employé comme médecin légiste par la cour d’Amsterdam. Il donne également des conférences de botanique dans la petite école, l’Anteneum. Son cabinet de curiosités est acquis par le tsar Pierre le Grand pour la somme de 3 000 florins. Il en commence immédiatement un autre. Si certaines de ses pièces anatomiques (coraux, fœtus humains, animaux exotiques) sont encore conservées grâce à sa liqueur « balsamique », aucun de ses dioramas ne lui a survécu autrement que par des illustrations, gravées notamment par Cornelius Huyberts. (source : wikipedia)
Angelo Soliman
L'histoire édifiante de cet homme mis en esclavage auprès des Européens contre un cheval, et qui entrera en 1753 au service de Joseph-Wenceslas de Liechtenstein, devenant le chef des valets. L'empereur Joseph II lui apporte son estime. En 1781, Soliman intègre la loge maçonnique viennoise Zur wahren Eintracht. Après sa mort en 1796, le sculpteur Franz Thaler fait un masque en plâtre de Soliman. Les viscères sont enterrés, sa peau qu'il aurait léguée à la demande de ses amis naturalistes est préparée et exposée en homme sauvage à moitié nu, paré de plumes et de colliers de coquillages au Muséum d'histoire naturelle de Vienne jusqu'en 1806. Sa fille Joséphine soutient la polémique contre cette exposition et tente en vain de donner une sépulture chrétienne à son père. Durant l'insurrection viennoise d'octobre 1848, son mannequin est brûlé. Le plâtre du buste de Soliman est aujourd'hui exposé au Rollettmuseum à Baden. (source : wikipedia)
[p. 253] Détenir le pouvoir sur les corps, c’est vraiment être roi, maître de la vie et de la mort. Cela est bien plus important que d’être l’empereur du plus grand État du monde. C’est pourquoi je m’adresse ainsi à Votre Majesté, comme au bailleur de la vie et de la mort d’autrui, tyran et usurpateur. Et je n’implore plus, mais j’exige : rendez-moi le corps de mon regretté père, afin que je puisse le porter en terre. Car sachez que, même morte, je ne Vous lâcherai pas et, à l’instar d’une voix issue des ténèbres, mon murmure ne cessera de s’instiller dans Vos pensées, de sorte que jamais plus Vous ne connaîtrez la paix d’esprit.
Joséphine Soliman von Feuchtersleben.
Le coeur de Chopin
Une des dernières volontés de Chopin est que son cœur soit enterré dans son pays natal. Le 20 octobre Cruveilhier prélève son cœur lorsqu'il autopsie son corps. La sœur de Chopin, Ludwika, ramène à Varsovie le cœur de Chopin le 2 janvier 1850. Le cœur est dans un premier temps entreposé dans la maison familiale. Puis, avec l'aide de l'évêque Jan Dekert (qui avait été élève de Nicolas Chopin, le père de Frédéric, et avait prononcé son éloge en 1844), le cœur est placé dans les catacombes de l'église de la Sainte-Croix ; puis, en 1878, le cœur est transféré dans la nef de l'église. (source : wikipedia)
Et pour terminer ces carnets de notes, je laisse la parole à une pérégrine :
Balance-toi, remue-toi ! Bouge ! Y a que comme ça que tu pourras lui échapper. Celui qui dirige le monde n’a pas de pouvoir sur le mouvement. Il sait que notre corps en mouvement est sacré. Tu lui échappes que quand tu bouges. Il n’a de pouvoir que sur ce qui est immobile et pétrifié, sur ce qui est passif et inerte. Alors, remue-toi, balance-toi, cours, file ! Si t’oublies ça, si tu t’arrêtes, il va t’attraper avec ses grosses pattes velues et faire de toi une marionnette. Il t’empestera de son haleine qui sent la fumée, les gaz d’échappement et les décharges de la ville. Il va transformer ton âme multicolore en une petite âme toute raplapla, découpée dans du papier journal. Il te menacera du feu, de la maladie, de la guerre. Il va te foutre la trouille, jusqu’à ce que tu en perdes la tranquillité et le sommeil.
(...)
Ce qu’ils veulent, c’est établir un ordre figé une fois pour toutes, rendre l’écoulement du temps illusoire. Et faire en sorte que les journées deviennent répétitives, toutes pareilles, impossibles à discerner les unes des autres. Ils veulent construire une énorme machine où chaque créature aurait à tenir sa place et à se contenter de mouvements illusoires. Institutions et bureaux, coups de tampon, lettres de service, hiérarchie, grades, échelons, requêtes et refus, cartes d’identité, passeports, numéros, résultats d’élections, promotions et collecte de points pour bénéficier de réductions, collections en tout genre, troc d’objets.
Ce qu’ils veulent, c’est épingler le monde à l’aide de codes-barres, attribuer une étiquette à chaque chose, pour qu’on sache précisément ce que c’est comme marchandise et combien ça coûte. Que cette nouvelle langue codée soit complètement étrangère, incompréhensible pour les hommes, lue exclusivement par les machines et les automates. Et comme ça, ils pourront organiser la nuit, dans leurs grands magasins souterrains, des séances de lecture de leur poésie en codes-barres.
Bouge, allez, bouge ! Béni soit celui qui marche !
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