[p.16] J'ai fait des études de psycho, dans une grande ville communiste à l'aspect lugubre. (...) Le psychisme de l'homme est un objet d'études extrêmement hasardeux. Certains soutenaient, avec raison, que l'on n'entreprend pas les études de psychologie par simple curiosité, par vocation d'aider les autres ou pour en faire, tout bonnement, son métier, mais pour un autre motif, bien simple au bout du compte. Je soupçonne que mes camarades et moi avions tous au fond de nous une faille secrète, même si nous donnions l'impression d'être des jeunes gens sains d'esprit et de corps. Cette faille était dissimulée, habilement camouflée lors du concours d'entrée. Une pelote d'émotions serrée, touffue, enchevêtrée, telles ces étranges grosseurs qui surgissent parfois dans la chair des hommes et qu'on peut observer dans tout bon musée d'anatomopathologie. (...) Nous avions appris au cours de nos études que l'homme est fait de défenses, de boucliers et d'armures, que nous sommes des villes entourées de remparts dotés de bastions et de donjons, des États truffés de bunkers. (...) Je n'ai pas fait de vieux os dans le métier que j'avais appris.
Troublante confession et mise en abyme entre le personnage et l'auteur, qui ont fait des études de psychologie et qui ont travaillé dans ce domaine quelques années, avant de se tourner vers l'écriture. Étrange miroir entre le personnage/l'auteur et moi-même, puisque j'ai également fait des études de psychologie, pour mieux m'en détourner totalement, plusieurs années plus tard. Qui n'a pas de failles "secrètes" ? Serait-ce l'apanage des psychologues ? J'aime plutôt à penser que le psychologue se pose surtout beaucoup de questions et cherche quelques réponses, aussi incomplètes soient-elles. Une grande curiosité aussi pour tout ce qui se cache derrière les apparences. Lever le voile.
L'envie d'écrire apparaît lors d'un voyage. Traquer la vie alors qu'elle s'échappe toujours. Ce qu'il en reste.
[p.18] Dotée de la capacité d'attention et de concentration requise, je devenais pour un temps une oreille géante, à l'écoute des murmures, des échos, des bruissements ; de toutes ces voix lointaines s'infiltrant à travers les murs. (...) J'avais beau traquer la vie, elle m'échappait toujours. Je ne tombais que sur ses traces, les pauvres restes de ses mues. Je ne trouvais d'elle que des marques, telles ces inscriptions gravées sur les arbres des parcs : "je suis passée par là".
Étrange rapprochement, encore, entre le personnage et moi-même, lorsqu'elle aborde sa sensibilité "monstrophile" et son intérêt pour les abîmées, esquintés et autres fêlés. Passionnée par les cabinets de curiosités, où l'on collectionne et expose ce qui est rare, exceptionnel, singulier ou monstrueux. Une compassion pour ces créatures insolites, certaines n'ayant jamais vu le jour, d'autres à deux têtes (comme Cephalothoracopagus Monosymmetros exposé au Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia, en Pennsylvanie), difformes ou en pièces détachées, comme des traces subsistantes des mystères de la nature et des "loupés de la création". Des victimes à jamais "prisonnières de l'éternité muséale". Des océans de formol. La question du temps, presque toujours fugace, mais qui parfois s'étire artificiellement. L'histoire d'un syndrome.
[p.21] L'histoire de mes voyages n'est que l'histoire de l'affection dont je suis atteinte. (...) Le concept de syndrome s'accorde parfaitement avec la psychologie du voyage. Un syndrome, c'est peu encombrant, facilement transférable et provisoire ; c'est indépendant de toute théorie établie. (...) Les symptômes qui se manifestent chez moi se résument en une attirance pour tout ce qui est déglingué, imparfait, estropié, fêlé. Je m'intéresse aux formes qui sont comme des erreurs dans la création, des impasses. (...) A tout ce qui s'écarte de la norme, est trop petit ou trop grand, excessif ou incomplet, monstrueux, répugnant. (...) Ma sensibilité est tératologique, monstrophile. Je suis animée de la conviction lancinante que dans ces cas particuliers, dans toutes ces anomalies, l'être véritable jaillit à la surface et révèle pleinement sa nature.
[p.24] C'est pour voir de telles choses que je me déplace sans hâte lors de mes voyages, désireuse de traquer sans répit les erreurs et les loupés de la création.
[p.23] Ce qui n'existe que dans les recoins sombres de la conscience et qui se dérobe à la vue dès qu'on y pose son regard. Oui, assurément, je suis atteinte de ce malheureux syndrome.
Retour sur la Wunderkammer et le Panopticum, qui ont précédé l'apparition des musées. Retour sur le sentiment de captivité et de séquestration sous le regard d'autrui.
[p.38] Il ne faut cependant pas oublier que Bentham appelait Panopticum son système génial pour surveiller les prisonniers ; il s'agissait d'aménager l'espace de telle sorte qu'il fût possible d'avoir l'oeil en permanence sur chaque prisonnier.
Recherche sur le web
Les Wunderkammern ou cabinets de curiosités, apparus en Europe à la Renaissance, sont à l'origine des musées d'art et d'histoire naturelle. Véritables chambres de collectionneurs, on y trouvait des curiosités en tout genre, avec un goût prononcé pour l'étrange et l'inédit. On y présentait notamment des œuvres d'art, des objets antiques ou symboliques mais aussi des objets d'histoire naturelle tels que des animaux empaillés, des insectes rares ou des squelettes. Allant de pair avec les grands projets de classification universelle chère aux humanistes de l'époque, des catalogues illustrés faisaient souvent l'inventaire de ces collections pour le moins hétéroclites. Cela permettait dès lors d'en diffuser le contenu auprès des savants de toute l'Europe.
Frontispice de Musei Wormiani Historia, le cabinet de curiosités de Worm |
Ces cabinets de curiosités, bien qu'empreints de légendes populaires et de croyances - car il n'était pas rare d'y trouver des traces d'animaux mythiques comme du sang de dragon ou des cornes de licornes -, ont joué un rôle fondamental dans l'essor de la science moderne avant de s'éteindre dans le courant du XIX e siècle, faisant place aux institutions officielles.
(Source)
Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia
Musée médical situé dans le centre-ville de Philadelphie, en Pennsylvanie . Il contient une collection de curiosités médicales, des spécimens anatomiques et pathologiques, des modèles en cire et des équipements médicaux anciens. Le musée fait partie du Collège des médecins de Philadelphie. Aujourd'hui, le musée possède une collection de plus de 20 000 spécimens, dont environ 13% sont exposés. L'un des plus célèbres d'entre eux est le squelette entièrement articulé de Harry Raymond Eastlack, qui a souffert de FOP (fibrodysplasie ossifiante progressive). Eastlack a fait don de son squelette à la collection Mütter pour aider à mieux comprendre la maladie. Le musée Mütter est actuellement le seul endroit où les membres du public peuvent voir les diapositives du cerveau d' Albert Einstein.
(Site web du musée)
(Site web du musée)
Mütter Museum of The College of Physicians of Philadelphia |
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Le Panopticum est un type d'architecture carcérale imaginée par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham et son frère, Samuel Bentham, à la fin du xviiie siècle. L'objectif de la structure panoptique est de permettre à un gardien, logé dans une tour centrale, d'observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s'ils sont observés. Ce dispositif devait ainsi donner aux détenus le sentiment d'être surveillés constamment et ce, sans le savoir véritablement, c'est-à-dire à tout moment. Le philosophe et historien Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), en fait le modèle abstrait d'une société disciplinaire, axée sur le contrôle social.
(Source)
L'intérieur de la prison Presidio Modelo, à Cuba, construite sur le modèle du panoptique |
A lire également :
- Lecture commune : Présentation
- Carnet de notes n°1 : Je suis - Le monde dans la tête
Suite prochainement avec Le carnet de notes n°3 : Kunicki - Partout et nulle part - Les aéroports
Quelle lecture, elle semble si dense. Et particulièrement intéressante, surtout avec ce principe de carnet de notes qui permet de prendre le temps.
RépondreSupprimerMerci Marilyne ! En fait, j'avais quelques craintes avant de commencer cette lecture, que je savais foisonnante, mais je m'y retrouve finalement très bien, ma lecture est très fluide et on passe aisément d'un sujet à l'autre, tant les sujets se font échos tout au long de la lecture, se répondant les uns les autres et revenant de manière cyclique. Un roman sur le mouvement, la découverte de nouveaux territoires (y compris anatomique), la cartographie dans son acceptation large et la question du temps, linéaire ou cyclique. Très intéressant, vraiment :)
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