[p. 43]
Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu'une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus.
[p. 269]
Lorsqu'il s'agit de tuer mes semblables, je ne suis pas assez poète. Je ne sais pas y mettre la sauce, je ne sais pas entamer un hymne de haine sacrée et je tue sans panache, bêtement, puisqu'il le faut absolument. La faute en est aussi, je crois, à mon égocentrisme. Mon égocentrisme est en effet tel que je me reconnais instantanément dans tous ceux qui souffrent et j'ai mal dans toutes leurs plaies. Cela ne s'arrête pas aux hommes, mais s'étend aux bêtes, et même aux plantes. Un nombre incroyable de gens peuvent assister à une corrida, regarder le taureau blessé et sanglant sans frémir. Pas moi. Je suis le taureau. J'ai toujours un peu mal lorsqu'on coupe les arbres, lorsqu'on chasse l'élan, le lapin ou l'éléphant. Par contre, il m'est assez indifférent de penser qu'on tue les poulets. Je n'arrive pas à m'imaginer dans un poulet.
[p. 329]
Je suis sans rancune envers les hommes de la défaite et de l'armistice de 40. Je comprends fort bien ceux qui avaient refusé de suivre de Gaulle. Ils étaient trop installés dans leurs meubles, qu'ils appelaient la condition humaine. Ils avaient appris et ils enseignaient "la sagesse", cette camomille empoisonnée que l'habitude de vivre verse peu à peu dans notre gosier, avec son goût doucereux d'humilité, de renoncement et d'acceptation.
[...]
Et il va sans dire qu'ils n'étaient pas tenus par l'idée naïve que ma mère se faisait de la France. Ils n'avaient pas à défendre un conte de nourrice dans l'esprit d'une vieille femme. Je ne puis en vouloir aux hommes qui, n'étant pas nés aux confins de la steppe russe d'un mélange de sang juif, cosaque et tartare, avaient de la France une vue beaucoup plus calme et beaucoup plus mesurée.
Quelques instants plus tard, j'écoutais la voix de ma mère au téléphone. Je suis incapable de transcrire ici ce que nous nous sommes dits. Ce fut une série de cris, de mots, de sanglots, cela ne relevait pas du langage articulé. J'ai toujours eu, depuis, l'impression de comprendre les bêtes.
[...]
Le seul mot articulé, burlesque, emprunté au plus humble vocabulaire des mirlitons, fut le dernier. Alors que le silence s'était fait déjà et qu'il durait, sans même un grésillement des lignes, un silence qui semblait avoir englouti tout le pays, j'entendis soudain une voix ridicule sangloter dans le lointain :
- On les aura !
Ce dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon cœur et y est demeuré à tout jamais - il est mon cœur.
Mon avis
Véritable hymne à la mère, bien malin celui qui démêlera la part biographie de la part romancée. Il n'empêche, ce roman, puisqu'il faut bien l'appeler comme cela, est un cri d'amour puissant et criant de vérité. J'ai aimé la prose de Romain Gary, j'ai aimé son humour, sa distance, ses mises en scène de lui-même, ses petits arrangements avec la vérité pour construire sa légende. J'ai aimé la mère de Romain Gary et j'ai versé quelques larmes à la fin du récit, même si on s'attend à la chute finale, l'auteur ne commettant pas l'impair d'en faire un mystère malvenu et déplacé. Une première incursion réussie dans la bibliographie de Romain Gary, qui sera probablement suivie d'autres dans le futur. Mais pourquoi ai-je tant attendu avant de le lire ?
En complément, je ne peux que vous conseiller de lire "Romain Gary s'en va-t-en guerre" de Laurent Seksik, qui revient sur la figure du père absent et sur son enfance dans le ghetto juif à Wilmo (aujourd'hui Vilnius). Monsieur Piekielny, qui était un voisin à Wilmo, et qui apparaissait déjà furtivement (mais de manière inoubliable) dans La promesse de l'aube, prend ici plus d'épaisseur. De multiples hypothèses quant à l'identité de ce fameux Piekielny seront explorées dans le roman "Un certain M. Piekielny" de François-Henri Désérable, que je n'ai pas encore lu mais que je compte lire prochainement.
Je vous invite également à lire le billet d'Eeguab.
Je vous invite également à lire le billet d'Eeguab.
Comme j'ai vu le film dernièrement au cinéma que je te conseille vivement.
RépondreSupprimerJ'ai très envie de lire le livre et les livres en général de cet auteur.
Merci pour cette belle chronique.
Bonne soirée
Après avoir lu le livre, le film me tente moins, mais qui sait ? Je te conseille en tout cas de découvrir cet auteur, qui m'a surprise dans le bon sens du terme. Merci à toi de ton passage et bonne journée :)
SupprimerHello! Merci du lien proposé. Comme toi j'ai aimé ce livre que je viens seulement de lire il y a quelques mois. Ce n'est pas le cas du film tout récent. Je n'ai pas vu la version Jules Dassin-Melina Mercouri de 1967. A+
RépondreSupprimerAvec plaisir, eeguab, d'autant plus qu'il complète bien mon billet ;-)
SupprimerJ'avoue qu'après cette lecture, je suis moins disposée à voir le film. Je crois que j'ai trop aimé le roman, je n'ai pas envie de le parasiter avec les images "d'un autre".
Salut Sentinelle, pas lu le livre, pas vu & pas envie de voir le film ...
RépondreSupprimerJe profite du billet pour te conseiller ( très ) fortement 'Lucky' avec Harry Dean Stanton, vu hier soir, encore sous le charme aujourd'hui. :-)
++
Hello Ronnie,
SupprimerMerci du conseil, d'autant plus que je ne me tiens plus trop au courant des nouvelles sorties, alors s'il a ton assentiment, j'en prends bonne note ;-)
A bientôt !
Roman passionnant, il faisait même partie de mon corpus en M1 de lettres modernes. Y a d'autres bouquins sur Gary très intéressants, notamment pour bien faire la différence entre la réalité et la pure fiction. As-tu vu le film du coup ?
RépondreSupprimerNon, pas vu le film et je crois que je vais attendre que mes souvenirs de lecture s'estompent un peu avant de le voir,si je le vois un jour...
SupprimerBonjour Sentinelle, je découvre ton blog aujourd'hui. Comme toi, j'ai tardé à lire R.Gary et cela fait un moment que je me promets de lire " Une éducation européenne ". En revanche, je n'ai pas été tentée par le film.
RépondreSupprimerBonjour Marilyne,
SupprimerTout d'abord, bienvenue sur ce blog. Pas trop tentée par le film non plus, mais je compte me rattraper avec le romancier. A bientôt :)
bienvenue au club des fans de Romain Gary... (j'ai quasi tout lu malheureusement)
RépondreSupprimersinon beau blog!
Mon Top 100 livres si ça t'intéresse:
http://thebinarycoffee.blogspot.com/2018/10/mon-top-100-livres.html
Bonjour et bienvenue sur ce blog, Zorglub. Et merci pour le compliment. Hélas, comme tu peux le voir, je ne consacre plus beaucoup de temps en ce moment à mon blog. Mais bon, on ne peut pas toujours être au taquet non plus. Je vais voir ton blog, merci encore de ton passage !
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