J'aimerais bien que quelqu'un osât s'enhardir à comparer l’équité des Utopiens à la justice que font les autres nations : puissé-je mourir si j’ai trouvé chez elles aucune trace ni apparence de vrai et légitime droit. Mais quelle justice est-ce lorsqu’on voit quelque gentilhomme, quelque orfèvre ou quelque usurier, ou d’autres qui soit ne font absolument rien, soit ne font que des choses qui ne sont pas grandement nécessaires à l’utilité de la République, mener si grand train et vivre si magnifiquement de leur oisiveté ou d’une négoce superflu et vain ? Vu que cependant un pauvre serviteur, un charretier, un forgeron, un maçon, un charpentier, un manœuvrier et un laboureur, bien que leur labeur soit si nécessaire qu’une République ne pourrait durer un an sans eux, mènent leur vie si pauvrement et sont tous si mal traités qu’il pourrait sembler que les chevaux aient un meilleur sort qu’eux (…)
C’est pourquoi, quand je pense à toutes ces Républiques qu’on dit aujourd’hui être en maints lieux florissantes et opulentes, je n’y vois rien d’autre, que Dieu m’en soit témoin, qu’une sorte de conspiration des riches qui, sous couleurs d’être assemblés pour régir le bien public, pensent seulement à leur profit privé ; ils imaginent et inventent toutes les manières et finesses par lesquelles ils pourraient d'abord garder sans crainte de les perdre les biens qu'ils ont amassés par leurs crimes, ensuite en acquérir d'autres qui ne leur coûtent guère par le labeur et travail de tous les pauvres, et abuser desdits pauvres.
C’est pourquoi, quand je pense à toutes ces Républiques qu’on dit aujourd’hui être en maints lieux florissantes et opulentes, je n’y vois rien d’autre, que Dieu m’en soit témoin, qu’une sorte de conspiration des riches qui, sous couleurs d’être assemblés pour régir le bien public, pensent seulement à leur profit privé ; ils imaginent et inventent toutes les manières et finesses par lesquelles ils pourraient d'abord garder sans crainte de les perdre les biens qu'ils ont amassés par leurs crimes, ensuite en acquérir d'autres qui ne leur coûtent guère par le labeur et travail de tous les pauvres, et abuser desdits pauvres.
Présentation de l’œuvre
L’année 1492 est celle où Christophe Colomb découvre l’Amérique. Une date capitale qui marque la fin du Moyen Age et l’entrée dans la modernité. Un nouveau monde pour un nouveau continent, qui rend du coup le nôtre bien vieux et surtout plus relatif. C’est dans ce contexte que Thomas More projette d’écrire un récit inspiré de la République de Platon et de son communisme. Thomas More, qui n’est pas encore chancelier d'Angleterre mais déjà un homme de loi reconnu, mène des missions diplomatiques pour le compte du roi Henri VIII. En mai 1515, il part en ambassade en Flandres pour des négociations commerciales. A l’occasion de la suspension de ces dernières, Thomas More ne rentre pas directement en Angleterre mais se rend chez son ami Pierre Gilles. Il profite de son temps libre pour écrire une partie de L’Utopie, qu’il finalisera à Londres. L’ouvrage est terminé en septembre 1516 et More l’envoie à Erasme. En décembre 1516, l'ouvrage est édité pour la première fois par Pierre Gilles d’Anvers sur les presses de Thierry Martens d’Alost, imprimeur de l’Université de Louvain. C’est d’ailleurs à l’occasion des 500 ans de la toute première édition de cet ouvrage que la ville de Leuven a pris l’initiative de fêter dignement cet évènement, et ce via deux expositions : À la recherche d’Utopia et Utopia & More.
L’Utopie est un récit hybride dans lequel la première partie prend volontiers l'apparence autobiographique pour mieux céder la place en seconde partie à l’apologie du modèle utopien. En nous faisant croire que le navigateur portugais Raphaël Hythlodée était l’un des compagnons de voyage de Vespucci et qu’il vécut quelques années sur le nouveau continent avant de revenir en Europe pour en témoigner, ce n’est pas tant un récit ethnographique que Thomas More nous invite à suivre qu’un récit de voyage imaginaire. Un récit qui est avant tout une méditation philosophique, même s’il prend volontiers l’aspect d’un traité portant sur le meilleur modèle de constitution politique possible. En tout cas tel que rapporté par Raphaël Hythlodée, depuis son séjour sur l’île Utopia et son expérience chez les Utopiens.
L’intention de Thomas More est plus que louable, mais il faut bien avouer que je ne mettrais pas un pied sur cette île si elle devait exister. L’enfer est décidément pavé de bonnes intentions. Évidemment, certaines propositions sont assez séduisantes ou en avance pour l’époque : la propriété privée est abolie, l’usage de l’argent n’existe plus, l’euthanasie est pratiquée, les hommes et les femmes ne travaillent pas plus de 6 heures par jour, les hommes comme les femmes ont accès aux études, le vice de l’ambition est interdit, les malades bien soignés, la tolérance religieuse est une obligation, l’intégrisme religieux est condamné...
Mais d’autres propositions se révèlent nettement moins emballantes. Le contrôle des naissances n’est par exemple pas envisagé. Aussi, une famille ne doit jamais comporter moins de dix enfants. Les Utopiens ont l’obligation de vivre une grande partie de leur vie en communauté et le plus ancien est le maître de la famille. Les femmes sont dans l’obligation de servir leur mari et ont la charge de préparer la nourriture pour l'ensemble de la communauté (quelles perspectives réjouissantes, on se demande quand elles trouveraient le temps d'étudier entre les multiples grossesses, les soins donnés aux enfants - confiés exclusivement à ses soins jusqu'à l'âge de trois ans si mes souvenirs sont bons - et la préparation des trois repas de la journée). Il n’est pas question non plus de quitter la cité sans permission légale ni de ne pas croire en Dieu (il peut prendre la forme qu’il veut mais il faut croire en quelque chose).
En conclusion, le pays d’Utopie (du grec Outopos, nulle part) ou le pays de nulle part est, comme son nom l’indique, un pays imaginaire (même si présenté comme vrai dans le récit) qui possède un modèle de constitution supposé être idéal mais non avenu car impossible à transposer dans le monde réel. Outre le fait que L’Utopie représente un modèle de bonheur, de sagesse et de justice sociale dont pourraient s’inspirer les Européens en leur offrant quelques pistes, Thomas More nous invite également à regarder « autrement » l’Ancien Monde à partir du Nouveau Monde. C’est sans doute en cela que son récit est le plus interpellant, quand il nous présente en creux une critique des plus virulentes de la politique anglaise de son époque. Certains traits d’ailleurs sont malheureusement toujours d’actualité…
L'Utopie de Thomas More, Traduction du latin par Jean Le Blond et Barthélemy Aneau, revue par Guillaume Navaud, Édition Gallimard, Collection Folio Classique, 2012, 383 pages.
L’Utopie est un récit hybride dans lequel la première partie prend volontiers l'apparence autobiographique pour mieux céder la place en seconde partie à l’apologie du modèle utopien. En nous faisant croire que le navigateur portugais Raphaël Hythlodée était l’un des compagnons de voyage de Vespucci et qu’il vécut quelques années sur le nouveau continent avant de revenir en Europe pour en témoigner, ce n’est pas tant un récit ethnographique que Thomas More nous invite à suivre qu’un récit de voyage imaginaire. Un récit qui est avant tout une méditation philosophique, même s’il prend volontiers l’aspect d’un traité portant sur le meilleur modèle de constitution politique possible. En tout cas tel que rapporté par Raphaël Hythlodée, depuis son séjour sur l’île Utopia et son expérience chez les Utopiens.
Thomas More par Hans Holbein le Jeune, 1527 |
En conclusion, le pays d’Utopie (du grec Outopos, nulle part) ou le pays de nulle part est, comme son nom l’indique, un pays imaginaire (même si présenté comme vrai dans le récit) qui possède un modèle de constitution supposé être idéal mais non avenu car impossible à transposer dans le monde réel. Outre le fait que L’Utopie représente un modèle de bonheur, de sagesse et de justice sociale dont pourraient s’inspirer les Européens en leur offrant quelques pistes, Thomas More nous invite également à regarder « autrement » l’Ancien Monde à partir du Nouveau Monde. C’est sans doute en cela que son récit est le plus interpellant, quand il nous présente en creux une critique des plus virulentes de la politique anglaise de son époque. Certains traits d’ailleurs sont malheureusement toujours d’actualité…
L'Utopie de Thomas More, Traduction du latin par Jean Le Blond et Barthélemy Aneau, revue par Guillaume Navaud, Édition Gallimard, Collection Folio Classique, 2012, 383 pages.
ce livre pose la question: c'est quoi la liberté? mais il montre aussi qu'avant même le capitalisme la société a toujours été esclavagiste avec des dominants et des dominés et que depuis la nuit des temps les femmes n'ont jamais été autre chose que soumises aux hommes et que malheureusement elles ont toujours acceptées ce statut d'esclave. Il n'y a guère que les amazones, ces guerrières de la mer noire, pour avoir cherchées à se libérer des hommes sans les exterminer (ce qui a causé leur défaite)afin de ne pas finir par disparaître elles aussi. Aujourd'hui on a compris que si déjà elles obtenaient l'Egalité totale le problème de la liberté ne se poserait plus...ça reste l'UTOPIE DES TEMPS MODERNES!
RépondreSupprimerLa place de la femme dans notre société et son histoire est un sujet très complexe. Pour faire court, on va dire qu'il y a eu tout de même des avancées (droit aux votes, droit à l'éducation, droit au travail, droit à l'interruption volontaire de grossesse, droit au divorce, droit à l'héritage...) mais 1°) ces droits peuvent toujours être remis en question et certains groupes politiques en parlent et de 2°) il reste beaucoup de choses à faire. Pour en revenir à Thomas More, il avait une conception assez avancée car ses propres filles pouvaient accéder à l'éducation, ce qui était très rare à cette époque (seuls les fils y accédaient habituellement). Maintenant, quant à la place de la femme dans l'Utopie de Thomas More, elle correspond tout à fait à la conception de Platon (en tout cas, si je m'en réfère à ce qu'en dit Michel Onfray dans le premier tome de la contre-histoire de la philosophie, lorsqu'il nous parle de la place de la femme dans la République de Platon). Et qui est terriblement datée, pour le dire gentiment.
SupprimerHello Sentinelle, c'est toujours une bonne idée de revenir aux classiques. :) Je n'ai pas lu L'Utopie, mais j'amerais bien.
RépondreSupprimerPS : Certes, ce n'est pas le capitalisme qui a inventé l'esclavage... C'est même l'inverse, puisque tous les systèmes économiques de l'antiquité étaient fondés sur un esclavagisme massif où les esclaves étaient des biens.
Strum
C'est un écrit essentiel de la Renaissance, je te le conseille donc bien volontiers. Les expositions organisées à l’occasion des 500 ans de la toute première édition de cet ouvrage m'ont mis le pied à l'étrier et je ne le regrette pas du tout !
SupprimerPour en revenir à l'esclavage, il existe depuis bien longtemps et sur tous les continents. Son histoire est donc très longue mais très intéressante. Si le sujet vous intéresse, je vous conseille Les Traites négrières: Essai d'histoire globale par Olivier Grenouilleau, qui est un ouvrage complet, précis, excellent et très bien écrit sur le sujet. Je n'ai lu que la moitié mais j'aimerais le reprendre depuis le début et aller jusqu'au finish, car c'est vraiment un excellent ouvrage sur le sujet.