mercredi 17 août 2016

Solomon Gursky de Mordecai Richler

Extrait

Voici comment je vois les choses. Le Canada, c’est moins un pays qu’un ramassis de descendants mécontents de peuples vaincus. Les Canadiens français, qui s’apitoient sur leur sort, les enfants des Ecossais qui ont fui le duc de Cumberland; les Irlandais, la famine; et les Juifs, les Cent-Noirs. Puis il y a les paysans venus d’Ukraine, de Pologne, d’Italie et de Grèce, bien commodes pour faire pousser le blé, extraire le minerai, taper du marteau et faire tourner les restaurants, mais que, autrement, il vaut mieux garder là où ils sont. La plupart d’entre nous s’entassent toujours le long de la frontière, le nez collé à la vitrine du magasin de bonbons, effrayés par les Américains d’un côté et par l’immensité sauvage de l’autre. Et maintenant que nous sommes ici, que nous prospérons, nous faisons de notre mieux pour exclure les nouveaux arrivants, si mal élevés qu’ils nous rappellent trop nos viles origines, qu’il s’agisse de la boutique du marchand de nouveautés à Inverness, du shtetl ou de la tourbière en Irlande. Où en étais-je, déjà ?

- Solomon

- Ah oui. Solomon. S'il y a une chose que même un homme de génie ne peut pas surmonter, ce sont ses origines. Il n'était pas du même monde qu'elle.


Mon avis 

Gigantesque fresque familiale dans laquelle coexistent plusieurs niveaux de narration, où le mythe et la légende côtoient la grande et la petite histoire (avec tout ce que cela comporte de mensonges et de falsifications), où l’on se confronte à une multitude de personnages provenant de pays, de lieux et d'époques différents, que l’auteur traverse d’ailleurs allégrement dans le désordre au fil des chapitres. Assurer la main sur le cœur qu’on ne s’y perd jamais serait mentir, mais qu’il est bon aussi parfois de s’égarer dans toutes ces circonvolutions ayant comme axe central Solomon Gursky, un personnage aussi fugace qu’insaisissable. 

Un roman caustique, ambitieux et brillant à la fois, que certains critiques vont jusqu’à qualifier de chef-d’œuvre à part entière. A tort ou à raison ? Peu importe mais il faut bien reconnaître que nous sommes en présence d’un ouvrage à l’architecture complexe, imposant et foisonnant à la fois, en un mot, un monument. 

Ce qu’en dit Adrien Bosc, des Éditions du Sous-sol : "Il y a du Dickens, de l’humour juif à la Philip Roth, mais aussi du Céline et même de la littérature des grands espaces."

Lire l'avis tout aussi élogieux d'Ingannmic.


Quelques mots sur l'auteur

Mordecai Richler est un écrivain canadien anglophone né à Montréal en 1931 et mort en 2001.

Cet auteur prolifique, qui avait une prédilection certaine pour la satire et la provocation, reste encore largement méconnu chez nous. L’occasion ou jamais pour les lecteurs francophones de faire connaissance avec cet auteur, dans la mesure où son roman Solomon Gursky a bénéficié d’une nouvelle traduction chez son éditeur québécois (Boréal), avant de se faire publier récemment en France, aux Éditions du Sous-sol.


Citations :

Le duo de traducteurs que forme Lori Saint-Martin et Paul Gagné s'est tenu loin des traductions antérieures vers le français, préférant aborder l'œuvre de Richler avec un regard — et une oreille — neufs.

« L’écriture de Richler paraît simple mais elle ne l’est pas. Il faut trouver une phrase française qui paraisse tout aussi naturelle ; c’est plus difficile que ça en a l’air. De plus, les époques et les lieux décrits varient beaucoup — Ibiza, Paris, Londres dans les années 1960, mais aussi au XIXe siècle, le Grand Nord, Montréal évidemment, dans les années 1940 et jusqu’à maintenant — et le langage change aussi chaque fois. Nous visons des traductions québécoises, qui sonnent bien aux oreilles des lecteurs de chez nous, mais elles doivent aussi être accessibles pour les autres lecteurs de la francophonie. »

« Richler compte parmi les plus grands romanciers montréalais, et donc québécois, et il faut idéalement le lire sans préjugés, en établissant une distinction entre le romancier et le polémiste ou le provocateur parfois très dur ».

Source : Retraduire Mordecai Richler

Des nouvelles traductions, par le même duo canadien, de cinq romans supplémentaires devraient suivre, dont prochainement L'apprentissage de Duddy Kravitz.  Serait-ce également une des conséquences de sa nomination posthume au titre de Citoyen d'honneur de la Ville de Montréal en 2015 ? L'écrivain est aussi renommé pour son dernier roman Le monde de Barney, écrit en 1997 et adapté au cinéma par Richard J. Lewis en 2010.



Quatrième de couverture

Moses Berger est encore enfant quand il entend pour la première fois le nom de Solomon Gursky. Ce personnage énigmatique deviendra bientôt pour lui une obsession qui l'incitera à mener une vaste enquête aux quatre coins du monde. Toute sa vie sera consacrée à démêler le vrai du faux dans l'histoire d'une famille aux origines drapées de mystère. Nous entraînant dans les bas-fonds londoniens du XIXe siècle, en Arctique avec l'expédition de Franklin en 1845, jusqu'en Amérique pendant la prohibition, des paysages vallonnés des Cantons-de-L'Est d'hier et d'aujourd'hui aux hauteurs de Westmount et ruelles du Mile End, Solomon Gursky est un roman puissant qui captive et terrasse par sa verve et son humour mordant. 


Solomon Gursky de Mordecai Richler, nouvelle traduction de l'anglais (Canada) par Lori Saint-Martin & Paul Gagné, Éditions du Sous-sol, 04/02/2016 , 635 pages

5 commentaires:

  1. Caustique me semble bien être le meilleur qualificatif pour ce passage; je ne connaissais pas cet écrivain peu connu en dehors de son pays, j'ignore comment son livre a pu être considéré comme un "Monument" sans que les grands éditeurs se l'arrachent?

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    1. Ce n'est que moi qui parle de "monument", et j'explique pourquoi j'utilise ce terme, sans le qualifier de chef-d’œuvre pour autant, ayant plus de mal avec cette notion. Maintenant cette lecture est assez exigeante, pas vraiment de type best-seller, donc pas vraiment grand public non plus. Ceci dit, ce n'est pas la première fois qu'on publie une nouvelle traduction d'un roman très peu ou mal traduit, et pourtant culte dans son pays d'origine. Heureusement d'ailleurs ! Après vérification, ce livre a été publié en anglais en 1989, il sera traduit en français par Philippe Loubat-Delranc pour les Editions Calmann-Lévy en 1992. Il bénéficie d'une réédition dans une nouvelle traduction cette année. Ce n'est tout de même pas négligeable, je veux dire par là, ce n'est pas non plus un inconnu qu'on découvre subitement aujourd'hui.

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    2. Je complète ma réponse avec cet extrait : "Toutefois, ses déclarations incendiaires et sa critique de la société québécoise ont contribué à faire de lui un écrivain mal-aimé chez les francophones.". Au vu de l'extrait que je cite, on peut le comprendre aisément :)

      Source de la citation : Pourquoi il faut lire Mordecai Richler en 2015 http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/arts_et_spectacles/2015/03/12/006-redecouvrir-mordecai-richler-ecrivain-montrealais.shtml

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  2. Merci pour le lien. Je suis contente de voir que l'inoubliable Solomon a conquis une lectrice de plus !

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    1. Avec grand plaisir Ingannmic. Effectivement, j'ai été conquise par l'inoubliable Solomon, et j'ai aimé que tout tourne autour de ce personnage, qui demeure en fin de compte insaisissable. J'ai découvert Mordecai Richler avec ce roman et je ne compte pas en rester là non plus. Une bonne excuse pour explorer un peu plus la littérature canadienne, que je connais très mal encore.

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