Mélangeant la romance aux documents d’époque de telle sorte qu’il nous
est bien difficile de cerner le vrai du faux, Per Olov Enquist nous
parle de la condition féminine à l’aube du XXe siècle en
réunissant deux portraits de femmes qui participèrent au
développement de la psychiatrie et de la science moderne : Blanche
Wittman et Marie Curie.
Blanche Wittman fut l’égérie du célèbre Professeur Charcot. Agée de
18 ans à peine lorsqu’elle pénétra pour la première fois dans l’hospice
de la Salpêtrière, devenu le plus grand centre de
recherche clinique en neurologie lorsque le professeur Charcot y
officia, elle y restera 16 ans. On y enfermait des jeunes femmes
reconnues comme perverties ou dégénérées, à la demande de leurs
familles ou des voisins. Très vite, les premiers symptômes
convulsifs firent leur apparition. La théorie selon laquelle l’on
pouvait provoquer des sentiments précis suite aux incitations
mécaniques sur des points judicieusement déterminés sur le corps se
fit jour. « Pour la première fois se présenta un moyen de cartographier le continent obscur et inconnu de la femme.
» La construction d’un grand amphithéâtre destiné aux
conférences publiques se transforma rapidement en arène offerte aux
démonstrations du professeur Charcot : les très célèbres
leçons du vendredi qui deviendront celles du mardi à 15h00.
« La cérémonie était difficile au début, ensuite ça
devenait comme ce devait être. Il fallait quelques minutes, le pire
était le moment où elle franchisait la porte, lorsque le
brouhaha se calmait et que les regards de tous se tournaient vers
elle, qui était désormais celle dont tout le monde parlait, si célèbre !
le médium ! Celle qu’on appelait Blanche, et qui
possédait une beauté si étrangement émouvante. La reine des
hystériques ! (…) celle qui confirmait leur intime conviction que non
seulement cette femme mais toutes les femmes avaient de multiples
visages. La confirmation de cette chose effrayante dont tout le mode
avait deviné l’existence, la confirmation qu’il existait quelque chose
hors de leur contrôle, la confirmation que cette chose
effrayante, donc, allait peut-être maintenant être domptée, ou rendue
scientifiquement compréhensible. »
Marie Curie, physicienne d'origine polonaise naturalisée française, qui reçut le prix Nobel de physique et de chimie, n’échappera pas à son statut de femme ni au mépris que cela pouvait susciter. L’occasion se présenta lorsque, veuve de Pierre Curie, elle tomba amoureuse de Paul Langevin, homme marié et père de quatre enfants. Quelle haine, quelle folie envers la femme scientifique ! Cette étrangère Sklodowska, certainement d’origine juive, coupable de menacer de l’intérieur la famille française ! N’entretenait-elle pas des contacts avec des cercles émancipés dont les tristement célèbres suffragettes d’Angleterre ?
Per Olov Enquist, par un tour de passe-passe que seuls peuvent se permettre les romanciers, liera les destinées de Blanche et de Marie : après la mort de son amant Charcot, Blanche travaillera deux ans en tant qu’assistante dans le service de radiologie de l’hôpital pour ensuite rejoindre le laboratoire de Marie Curie. Une grande amitié naîtra entre les deux femmes, toutes deux futures victimes de la recherche scientifique sur le radium.
Pour ce faire, Per Olov Enquist met la main sur trois cahiers de quarante pages chacun, un Livre de questions comme l’intitulait Blanche, qui avait l’intention d’écrire sur l’amour dans les dernières années de sa vie, alors qu’elle n’était déjà plus qu’une sorte de femme-tronc, seul subsistait son bras droit avec lequel elle avait entrepris d’écrire.
A travers ces deux femmes, l’auteur nous livre une sorte de compte-rendu de la naissance du monde moderne : place aux chercheurs, inventeurs et explorateurs de nouveaux paysages scientifiques et psychiques, dont celui de la femme, considérée comme un continent obscur, dangereux mais aussi plus riche que celui de l’homme.
J’ai aimé ce livre même si sa lecture ne fut pas des plus aisées. Outre le fait qu’il mélange allègrement les éléments fictionnels et historiques, le changement de narrateur (l’auteur se pose parfois en tant que tel avant de céder sa place à Blanche), l’alternance des événements vécus par de fréquents allers-retours dans le récit, la répétition des sujets et le style particulier de l’écriture donnent une tonalité à l’ensemble qui peut sembler ardue à la longue. J’ai contourné le problème en segmentant ma lecture sur plusieurs jours alors que le nombre de pages du récit aurait très bien pu m’en dispenser.
Pour la petite histoire (et ceci n’est pas du roman), sachez que l’histoire d’amour entre Marie Curie et Paul Langevin connaîtra un bel épilogue : deux générations plus tard, Hélène Joliot-Curie, la petite fille de Marie Curie, tomba amoureuse d'un des étudiants de l'École de physique de Paris où elle faisait ses études, Michel Langevin, le petit-fils de Paul Langevin.
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