Mervyn Peake (1911 – 1968) est un poète et
écrivain anglais qui se fit connaître de son vivant comme l’un des plus
grands caricaturistes de son temps. Il faudra attendre son
décès pour que l’on reconnaisse en lui le romancier génial, digne
héritier de Rabelais, de Swift et des frères Grimm. Le rapprochement le
plus convaincant demeure toutefois la référence à Italo
Calvino du Baron Perché et du Chevalier inexistant.
Il est bien difficile de définir l’œuvre de
Mervyn Peake. Elle est tellement atypique qu’elle se dérobe à toute
simplification ou définition sommaire. Farce, récits
fantastiques où se mêlent l’humour, le grotesque et l’inquiétant,
lieux étranges et gigantesques, folie des personnages, tous aussi
hallucinés les uns que les autres, il est bien difficile
d’attribuer une étiquette toute faite à tant d’originalité. Le plus
connu de ses écrits étant « La trilogie de Gormenghast », « Titus
d’enfer » constituant le premier volet de
cette trilogie. Autant vous le dire tout de suite, en lisant « Titus
d’enfer », j’avais l’impression d’avoir un
OVNI entre les mains tellement son roman est original et bien
construit, le tout porté par une écriture des plus limpides. Rien
d’étonnant à ce que Mervyn Peake soit repris comme l'une des
influences majeures de la fantasy anglo-saxonne.
Pourtant le sujet est d’une grande simplicité.
Nous sommes dans le château de Gormenghast, un château aux dimensions
effroyables et monumentales, véritable labyrinthe dans
lequel, simples lecteurs que nous sommes, nous nous perdons bien
volontiers. Gormenghast, personnage à part entière du roman, est aussi
et avant tout la propriété des comtes d’Enfer, noble lignée
présente dans les lieux depuis des siècles.
« Gormenghast, du moins la masse centrale de la pierre d’origine, aurait eu dans l’ensemble une architecture assez majestueuse, si les murs extérieurs n’avaient été cernés par une lèpre de demeures minables. Ces masures grimpaient le long de la pente, empiétant l’une sur l’autre jusqu’aux remparts du château, où les plus secrètes s’incrustaient dans les épaisses murailles comme des arapèdes sur un rocher. Une ancienne loi permettait à ces taudis de vivre dans une intimité glaciale avec la forteresse qui les surplombait. Sur les toits irréguliers s’allongeaient, saison après saison, les ombres des contreforts rongés par le temps, des tourelles altières et brisées, et surtout la grande ombre de la tour des Silex.»
Lord Tombal, l’actuel maître des lieux et
le 76ème comte d'Enfer, y vit avec son épouse Gertrude et sa fille
Fuchsia. Lady Gertrude est une femme étrange et colossale,
isolée dans ses appartements et vivant entourée de ses chats blancs
et perpétuellement accompagnée d’une multitude d’oiseaux dans ses
moindres déplacements. Fushia d’Enfer est une jeune
fille solitaire et taciturne d’environ une quinzaine d’années, aux
cheveux noirs et sauvages. Cora et Clarisse d’Enfer, les deux sœurs
jumelles de Lord Tombal, deux idiotes aussi molles d’esprit
que de corps, vivent également à ses côtés.
La seule occupation de cette famille consiste à accomplir
scrupuleusement des rites fixés par une tradition ancestrale, en dehors
de quoi ils sont totalement livrés à eux-mêmes, ou devrais-je
dire à leur folie individuelle. Ces rituels, aussi absurdes
qu’étranges et dont la signification échappe depuis longtemps aux
membres de la famille, sont présidés par le maître de
cérémonies Grisamer, véritable encyclopédie vivante des rites
ancestraux et garant depuis des années de la bonne tenue de ces
derniers. Nous retrouvons également autour de la famille un grand
nombre de personnes au service des comtes d’Enfer : Craclosse, le
valais de Lord Tombal, aussi osseux que cadavérique, chacun de ses pas
d’araignée s’annonçant par de multiples craquements
des rotules - le docteur Salprune, au timbre de voix insupportable
et au rire d’hyène et sa sœur Irma, aux os protubérants et maigre comme
une patte de cigogne - la vieille et si menue
Nannie Glu, la gouvernante de Fushia et Abiatha Lenflure, le chef
de cuisine pataugeant dans sa graisse, sans oublier ses nombreux
marmitons.
Auprès du château habite dans des huttes un
peuple d’artistes très pauvres qui sculptent le bois. Il n’y a aucun
rapport entre ces gens misérables et les membres du
château, si ce n’est une fois par an, le premier matin de juin plus
exactement, « quand toute la population des taudis d’argile avait
l’autorisation de pénétrer dans le domaine, pour exposer
les sculptures de bois auxquelles elle avait travaillé toute l’année
». Chaque année, les trois plus belles sculptures sont exposées au
château et il y a une compétition féroce pour être parmi
les heureux élus.
Il se fait que tout Gormenghast est aujourd’hui
en liesse. C’est qu’une heureuse et surprenante nouvelle, que plus
personne n’osait d’ailleurs espérer, se répand de bouche à
oreille au château : le 77ème comte d'Enfer vient de naître, digne descendant mâle de la lignée !
Mais ce n’est assurément pas le seul événement
essentiel de la vie de Gormenghast qui se déroule ce jour là. A l’insu
de tous, le jeune Finelame, marmiton du chef de cuisine
Lenflure, qui n’en peut plus de la cruauté de son chef bien nommé ni
de la petitesse des cuisines du château en regard de ses ambitions
démesurées, s’enfuit en suivant les pas du fidèle serviteur
Craclosse qui vient de quitter les cuisines pour s’en aller
rejoindre son maître. C’est que le château est un véritable dédale, et
Craclosse, qui ignore à ce moment là être le fil d’Ariane
du jeune Finelame, va l’amener bien malgré lui auprès de membres de
la lignée d’Enfer. Ce jeune homme de 17 ans, doté d’une grande
intelligent, est également aussi manipulateur que rusé.
Son objectif ? S’introduire dans la vie des comtes d’Enfer, et ce
par n’importe quel moyen, n’excluant ni la tromperie ni les basses
manœuvres pour arriver à ses fins. Mais est-ce vraiment
un bien pour la vie de Gormenghast de compter Finelame dans ses
rangs ?
La présence de cet opportuniste ne signe-t-elle
pas plutôt le début de la fin d’une lignée en déliquescence qui se
contente de suivre scrupuleusement des rituels sans queue ni
tête auxquels ils n’y comprennent plus rien ?
L’heure de la continuité, signée par l’arrivée du
jeune Titus, ne se retrouverait-elle pas en concurrence avec l’heure
du changement et des bouleversements, signée par la
venue du jeune Finelame ?
Allégorie de la fin d’un empire, ce roman est aussi déroutant qu’intriguant.
Mention spéciale pour la description des
personnages aussi loufoques les uns que les autres, tellement bien
décrits que nous les visualisons sans peine, à tel point qu’ils nous
semblent plus vrais que nature malgré leurs dingueries.
Si vous aimez les ambiances baroques et
médiévales, les romans originaux où l’imagination se fait la part belle,
le tout porté par une très belle plume, alors n’hésitez pas et
venez rejoindre Gormenghast, vous ne serez pas déçu ! Mervyn Peake
possède un style à nul autre pareil qu’il bien serait dommage de ne pas
s’y plonger.
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