samedi 3 mai 2008

American Darling de Russell Banks

Hannah Musgrave, proche de la soixantaine et propriétaire d'une ferme au Keene Valley en  Amérique, s'est mise à rêver de sa maison de Monrovia au Libéria. Cela fera dix ans qu'elle a fuit le pays en proie à la sauvagerie de la guerre civile.
 
« Après bien des années où j'ai cru que je ne rêvais plus jamais de rien, j'ai rêvé de l'Afrique. C'est arrivé une nuit de la fin du mois d'août, ici, dans ma ferme de Keene Valley, pratiquement le lieu le plus éloigné de l'Afrique où j'ai pu m'installer. J'ai été incapable de me souvenir de ce que racontait ce rêve, mais je sais qu'il se déroulait en Afrique, au Libéria, dans ma maison de Monrovia. Les chimpanzés avaient dû y jouer un rôle, parce que des visages ronds et bruns semblables à des masques flottaient encore dans mon esprit quand je me suis réveillée bien à l'abri dans mon lit, dans cette vieille maison au milieu des monts Adirondacks. Et j'étais submergée par une évidence : j'allais bientôt y retourner. »

Y retourner pourquoi ? Pour expier sa culpabilité d'avoir fuit le Libéria tombé sous le joug de la folie des hommes avides de pouvoir, abandonné sa maison, laissé la dépouille de son mari, largué ses enfants, cédé à l'appétit vorace des soldats les chimpanzés qu'elle avait pris en affection bien qu'ils servaient de cobayes pour le compte de sociétés pharmaceutiques américaines ? Retourner sur les scènes du crime et rechercher ses fils – pour autant qu'ils soient encore en vie – aux doux surnoms de Pire-que-la-mort, Mouche et Démonologie?
 
« QUAND EST-CE QU'IL EST TEMPS de fuir son pays ? "Quand on tue vos chiens", voilà ce qu'on dit. Il n'y a pas eu d'avertissement – il y en a rarement -, pas même le bruit d'une voiture ou d'une camionnette qui s'arrête devant le grand portail cadenassé. »

Sur le chemin de ce retour en Afrique, Hannah Musgrave ne peut s'empêcher de revenir sur son passé : comment une jeune fille issue d'un milieu bourgeois, engagée dans les mouvements contestataires de l'Amérique des années 60, activiste recherchée par le FBI et la CIA après avoir rejoint un groupuscule radical d'extrême gauche utilisant la violence et les attentats à l'explosif, a-t-elle pu se transformer en femme au foyer docile et dépendante de son époux libérien et mère de trois enfants en Afrique? Qu'a-t-elle fait de ses révoltes et de ses colères contre les injustices en s'enfermant dans sa demeure à l'abri de la pauvreté des autochtones ?

Retour au point de départ. Hannah s'installe sous une fausse identité au Libéria après avoir échappé aux autorités américaine à l'aide d'un camarade de combat, seule et isolée de tous.

Il nous faut remonter au début du XIXe siècle pour comprendre les particularités du Libéria. Les Etats-Unis veulent installer un comptoir à leur service en Afrique de l'ouest.
Le prétexte trouvé est de favoriser, au début des années 1820, le retour des victimes de la traite négrière (les plus remuants et les plus gênants) sur le sol africain. Cette colonie d'esclaves libérés s'organisèrent et constituèrent la république indépendante du Libéria. Et c'est ainsi qu'a été créée en un temps record la première colonie américaine. Car très rapidement, les anciens esclaves – appelés les amérikos - écartent du pouvoir les autochtones noirs de la région. L'économie repose essentiellement sur le travail forcé imposé par les amérikos aux populations indigènes, en accordant préférentiellement les concessions aux sociétés américaines, facilitant ainsi le pillage des ressources locales au profit des entreprises occidentales.

Dès son arrivée au Libéria, Hannah rencontre Woodrow, ministre délégué à la Santé Publique de la république du Libéria. Hannah est une femme blanche isolée des siens et paumée dans un pays qu'elle ne connaît pas.
 
« Je suis tombée dans ses bras, me remettant à pleurer sans pouvoir me maîtriser. J'avais honte et je me sentais bête – une idiote d'américaine aux jambes tremblantes qui tombe dans les bras d'un Africain grand et fort. »

Woodrow est un homme ambitieux qui sait que marier une femme blanche pourrait lui apporter quelques crédits auprès de ses supérieurs. Le mariage ne tardera pas.
 
« Que voyais-je donc en lui, alors, à part un bienfaiteur et un protecteur ? »

En juin 1978, Hannah met au monde son premier enfant. Elle n'est pas de ces femmes qui trouvent dans la maternité un rôle naturel et épanouissant. Au lieu et place de se sentir plus femme, comme on lui avait prédit après son accouchement, elle se sent au contraire davantage étrangère à elle-même. Suivront les jumeaux l'année suivante.
 
« De la baleine qui porte un marsouin dans son ventre, je suis passée à la peau de serpent vidée – une enveloppe. Jusqu'à ce que peu à peu, une fois le bébé et, un an plus tard, les jumeaux enfin sortis de moi, je me remplisse de nouveau et, gonflée alors de sang et d'un lait qui se déverse, goutte, ruisselle et parfois même gicle de mon corps, je me rendre compte que j'étais devenue un réservoir nutritif percé, un navire de ravitaillement. Dépersonnalisé. Chosifié. Mon corps transformé en vaisseau privé de tout lien avec mon moi antérieur. »

Hannah se dit froide, insensible, incapable d'exprimer ses sentiments à ses enfants qu'elle perçoit comme étrangers à elle-même, comme s'ils n'étaient pas vraiment réels et en éprouve beaucoup de remords.
 
« Cependant, j'étais détachée de mes bébés, détachée de façon inhabituelle. Je le sais et je le savais déjà à l'époque parce que, quand il s'est agi de mes chimpanzés, je n'ai pas ressenti le même détachement et j'ai donc pu constater la différence. Je pouvais contempler les yeux ronds et marron des chimpanzés, y compris les grands yeux souvent féroces des mâles adultes, et j'avais l'impression que mon regard plongeait jusqu'à leur âme, atteignait le mystère de leur être essentiel. Mais jamais, pas une seule fois, je n'ai été capable de pénétrer si loin dans les yeux bleus de mes fils. »

De femme activiste et rebelle, la voilà transformée en femme au foyer totalement dépendante de son mari libérien. De femme blanche gauchisante, idéaliste, éprise de justice, elle devient cette dame blanche bourgeoise qui demeurera à jamais exclue de ce pays d'Afrique. Voilà un coup dur pour cette femme qui a toujours voulu combattre les préjugés basés sur la couleur de peau et qui se trouve à son tour impuissante à combattre ceux basés sur sa propre couleur.
 
« J'aurais tellement voulu être invisible, pourtant ! Ma peau blanche s'affichait, faisait carrément du bruit. Elle proclamait ma caste et mon statut aux oreilles de tous. Et pour cela, l'on me haïssait et l'on m'enviait. Pendant longtemps, au marché, j'ai été accueillie par des regards hostiles et l'on m'a traitée avec froideur. Puis, quand les boutiquiers et les marchands ambulants ont su que j'étais la femme du ministre délégué Sundiata, que j'étais manifestement enceinte de ses œuvres et que j'allais rester au Libéria, la froideur a alterné avec la servilité. Les marchands laissaient les gens ordinaires attendre dans la queue pour me servir en premier. J'aurais pu supporter l'un des deux : le rejet ou la servilité, la haine ou l'envie. Peut-être l'un des deux m'aurait-il même arrangée parfois. Mais les subir ensemble me faisait l'effet d'un orgelet : une douleur impossible à éviter si l'on veut y voir quelque chose. »
En 1980, la guerre civile éclate. Hannah veut faire des choix en fonction de ses principes et de ce qu'elle pense devoir à son mari et ses enfants, sans oublier ses chers chimpanzés, les plus démunis entre tous avec lesquels elle aura noué peut-être les liens les plus sincères. Mais a-t-elle encore le choix ? Si oui, lesquels et quelles en seront les conséquences ?

A l'heure du retour, cette femme pétrie de culpabilité et de remords de n'avoir pu sauver le monde ne se pose plus qu'une seule question : quelle sera la sentence prononcée pour ses crimes et ses péchés ?

American Darlign est un magnifique portrait de femme qui veut se poser en tant qu'actrice dans une vie où finalement tellement d'événements historiques, culturels, politiques et sociaux vous broient et vous entraînent tel un fétu de paille prit dans la tornade.

Beaucoup de thèmes seront abordés dans ce roman : la question de l'identité (qui suis-je ? qu'est-ce qui fait que je suis moi ? mes choix ? mes parents ? ma famille ? mon pays ? mon époque ? ma culture ? quel est mon espace de liberté dans la constitution de mon identité ?), la question raciale, l'engagement politique, les différences culturelles, la maternité, l'impérialisme américain, la manipulation, la difficulté de respecter ses propres engagements.

Un roman percutant qui peut se résumer en une simple phrase : quelle est réellement notre marge de manœuvre et quel poids pouvons-nous avoir sur le cour de l'histoire ?

Un grand roman et un vrai coup de cœur pour cet auteur que j’ai eu le plaisir et la chance de rencontrer à la foire du livre de Bruxelles 2008.  


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