Sur la route, la jeune Eliza Duane Mooney. Elle a mis plus d'un mois pour franchir à pied la Louisiane, à raison de 20 kilomètres par jour. Elle est à la recherche de son jeune frère Jeremiah, pris dans les filets de la guerre et perdu de vue depuis. Leur dernière entrevue s'était mal passée mais Eliza sait que la seule famille qui lui reste est ce jeune frère disparu. Plus rien d'autre n'importe que de le retrouver parmi les décombres de la guerre.
Ses talons sont constellés d'ampoules ; elles suintent. Elle arrache des bandes au bas de son habit pour panser. A chaque pas, clopin-clopant, son sarrau raccourcit. Elle s'imagine nue, haillons aux pieds et feuille de vigne. Errant dans le jardin des peines.
Redemption Falls, ville en construction située dans une contrée sauvage et montagneuse au Nord de l'Amérique, appelée les Territoires du Nord. Cette région inhospitalière s'étend sur une zone immense en majeure partie non cartographiée. Les crevasses et les canyons escarpés regorgent de desperados et leurs hordes, déserteurs de guerre. Les habitants de la ville ne valent guère mieux : visages de sauvages, traits taillés à la serpe, ils sont anciens tireurs d'élite confédérés, dragons de l'Union, esclaves affranchis, contremaîtres en disgrâces. Beaucoup de nationalités sont présentes : prussiens, français, hollandais, écossais, irlandais. Tous portent un masque. Tous là pour fuir quelque chose.
Le gouverneur des Territoires du Nord ne fait pas exception à la règle. Le général O'Keeffe, ancien révolutionnaire en Irlande, a vu sa condamnation à mort commuée en bannissement à vie dans la colonie pénale de la Terre de Van Diemen (Tasmanie). Il s'en évadera pour accoster en Amérique, laissant un bébé mort et une femme, qui dit-on, se suicidera de chagrin après son départ. Général des armés du Nord, il a levé une armée de zouaves irlandais. Sa brigade sera anéantie.
Il s'est remarié depuis à la trop belle Lucia. Le couple va mal, très mal. Depuis des années maintenant. Le général O'Keeffe n'est plus celui qu'elle a connu au début de leur rencontre. C'est un homme détruit, pétrit de culpabilité d'avoir abandonné sa première femme mais aussi d'avoir mené à la mort des centaines d'hommes qui avaient une totale confiance en lui. Il refuse de lui faire un enfant, ils font chambre à part depuis des années, il boit, elle tempête, il l'insulte, elle se laissera séduire par un autre. Elle le rejoindra à Redemption Falls.
Extrait d'une lettre à son épouse : Je commence à me demander si cela n'était point une erreur de venir ici. […] Les animaux, les arbres : nul ne connaît leurs noms. Les oiseaux ont l'air préhistoriques. […] Il est possible de chevaucher trois jours durant sans rencontrer âme qui vive, ni même de preuve que l'être humain ait jamais existé. Cinq fois la surface de l'Irlande ; et pas même vingt mille âmes. […]Nous sommes arrivés ici de si fraîche date, nous les Blancs. Nous sentons le poids de notre non-appartenance. […]Les rares constructions qui surgissent hors des villes ne sont que cabanes et rondins & autres cambuses : nulle part de fondations ni d'édifices en pierre. […]Les pionniers sont de la pire engeance qu'on ait jamais vue, frustres, crasseux, d'une vulgarité irrémédiable ; d'une hideur parfaitement swiftienne. Pas un d'entre eux qui n'ait dans l'œil cette terne lueur de cruauté. Une brosse à dents serait considérée comme un buisson ardent par les Israélites ; toute forme de gentillesse comme une faiblesse. Il faut parcourir mille lieues sur cette terre désolée pour trouver le moindre acte de camaraderie ou de pitié. Un mineur couvert de poussière battant une mule couverte de poussière : ce devrait être l'emblème des Territoires. […]Les femmes d'ici vous brisent le cœur tant elles sont pauvres et misérables. Nul besoin de vous dire de quelle manière la plupart d'entre elles gagnent leur pitance. Je suppose qu'il en sera toujours ainsi dans une ville pleine d'hommes privés de l'influence civilisatrice d'une épouse. […]Quant aux Indiens, ils nous méprisent tous, même quand nous traitons avec eux. Ils scalperaient tous les Blancs d'ici jusqu'à Saint Louis, s'ils le pouvaient, & feraient des bols avec leurs crânes. Il est difficile de les condamner, car nous sommes étrangers sur leurs terres, incarnation de la dépossession.
Jeremiah Mooney, garçon de 11-12 ans, "jeune tambour" ruisselant portant un uniforme confédéré en loques, va trouver refuge au domicile du général. Il fait partie de ces milliers d' enfants qui suivront les armées. Il ne parle plus depuis la guerre et pourtant il chante comme un ange.
La nuit, je me tire sous la maison. Quand on se fait tout petit, on arrive à se faire une place comme y faut. Si tu te tortilles assez, tu disparais. Comme une tortue dans sa carapace. Tu flottes tout autour du monde comme une poussière sur l'œil de Dieu. Et plus personne t'emmerde.
Une autre histoire est en train de se mettre en place, au dénouement forcément tragique, à l'image de ces Territoires du Nord au paysage frustre et sauvage.
Voici en quelques lignes les personnages principaux que nous rencontrerons tout au long de cette sublime mais néanmoins cauchemardesque épopée à laquelle nous convie Joseph O'Connor.
Redemption Falls commence là où finissait L'étoile des mers : des milliers d'irlandais fraîchement débarqués en Amérique pour fuir la famine en Irlande vont s'engager dans cette guerre de Sécession, indifféremment du coté de l'Union ou des Confédérés. Beaucoup paieront de leur vie le prix de leur intégration aux Etats-Unis d'Amérique.
Pour nous parler de cette guerre, Joseph O'Connor va utiliser le même procédé que celui dans son roman L'étoile des mers, multipliant les points de vue, les perspectives, les narrateurs, les sources d'informations. Ce sont peut-être une centaine de voix qui nous conterons cette épopée, avec l'exploit de ne jamais nous perdre en cours de route malgré la diversité des témoignages. C'est un grand roman. Je gage que Jeremiah Mooney, Eliza Duane Mooney, le général O'Keeffe et sa femme Lucia ne quitteront pas vos mémoires avant longtemps après cette lecture…
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