Nous sommes un lundi, la ville remue derrière son écran de brouillard. Les gens se rendent au travail comme les autres jours, ils prennent le tram, l’autobus, se faufilent vers l’impériale, puis rêvassent dans le grand froid. Mais le 20 février de cette année-là ne fut pas une date comme les autres. Pourtant, la plupart passèrent leur matinée à bûcher, plongés dans ce grand mensonge décent du travail, avec ces petits gestes où se concentre une vérité muette, convenable, et où toute l’épopée de notre existence se résume en une pantomime diligente. La journée s’écoula ainsi, paisible, normale. Et pendant que chacun faisait la navette entre la maison et l’usine, entre le marché et la petite cour où l’on pend le linge, puis, le soir, entre le bureau et le troquet, et enfin rentrait chez soi, bien loin du travail décent, bien loin de la vie familière, au bord de la Spree, des messieurs sortaient de voiture devant un palais. On leur ouvrit obséquieusement la portière, ils descendirent de leurs grosses berlines noires et défilèrent l’un après l’autre sous les lourdes colonnes de grès.
Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants.
Mon avis
Nous sommes le 20 février 1933. Hitler est au pouvoir mais il a besoin d'argent : les moyens financiers du parti nazi sont exsangues. Comme toujours, les pouvoirs économiques et politiques arrivent facilement à s'entendre et ce sont plusieurs fleurons de l’industrie allemande qui seront conviés à une réunion pour soutenir financièrement le parti, non sans retour sur investissement par la suite. L’Anschluss aura lieu le 12 mars 1938, avec le consentement du chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg, petit dictateur fantoche sans envergure et rapidement destitué par le Fuhrer.
L'écrivain s'en donne d'ailleurs à coeur joie lorsqu'il nous restitue la rencontre entre ces deux personnages. Nous retrouvons ce ton ironique lors d'un déjeuner à Londres, le jour même de l'annexion de l'Autriche, en compagnie du premier ministre Neville Chamberlain et de l'ambassadeur allemand Joachim von Ribbentrop, qui se livre à un bavardage intempestif pour mieux empêcher le britannique de réagir à la nouvelle, trop soucieux de ne pas paraître impoli à son invité et ce, malgré l'urgence de la situation.
Absurde, risible, c'est toute la complaisance des élites politiques françaises et anglaises qui sera dénoncée dans ces pages, écornant l'image de ces hommes d'Etat devenus de véritables marionnettes dans les mains d'Hitler, alors qu'il était encore temps de réagir. Car Hitler avance à coups de bluff dans ce grand théâtre politique : les mascarades, hâbleries et autres fanfaronnades éclipsent une opération militaire quasi improvisée. Loin des images de propagande, on ne compte plus les véhicules blindés allemands qui n’avancent plus sur les routes autrichiennes le jour de l'annexion, tombés en panne ou présentant de graves défaillances dès leur construction. C'est d'ailleurs la lecture de cet épisode dans les mémoires de Winston Churchill qui amènera l'auteur de ce récit à s'intéresser à ce moment d'histoire, porté par un regard critique et sans complaisance sur le passé. Et ce d'autant plus que ce regard traverse le prisme du présent, avec toutes les connaissances acquises au fil du temps, que ce soit par les comptes-rendus du procès de Nuremberg que de l'ouverture des archives ou l'accès aux transcriptions des écoutes téléphoniques. Extrêmement bien documenté, la construction très réussie de ce récit, qui se révèle vif, instructif, grave et ironique à la fois, s'accompagne d'une belle incarnation des personnages dans une puissance d'évocation qui soulève l'enthousiasme du lecteur. Je vous conseille vivement cette lecture. Quant aux grands industriels allemands, ils sortiront de la guerre quasiment impunis et retrouveront très vite la marche florissante des affaires. L'argent n'a pas d'odeur, tout le monde le sait...
L’ordre du jour d'Eric Vuillard, Actes Sud, 03/05/2017, 160 pages
Ajout le 06/06/2017 : Le prix Goncourt vient de récompenser Eric Vuillard pour « L’Ordre du jour ».
Ajout le 06/06/2017 : Le prix Goncourt vient de récompenser Eric Vuillard pour « L’Ordre du jour ».
Tentant :-)
RépondreSupprimerEn effet Kurt Von machin n'a pas trop imprimé l'histoire. Je ne suis pas sûre d'avoir déjà entendu ce nom.
Allez, soyons fous, j'ose même te le conseiller ! Je l'ai trouvé très réussi, cela faisait plusieurs années que j'avais envie de lire un roman d'Eric Vuillard et je dois dire que mes espérances ont été dépassées. Un auteur vers lequel je reviendrai, sans aucun doute.
SupprimerJamais entendu parler de ce chancelier autrichien auparavant, et vu le personnage, ce n'est guère étonnant. Ribbentrop, par contre, je l'avais déjà rencontré dans mes lectures mais jamais avec une telle puissance d'évocation, encore bravo à l'auteur.
Bonjour Sentinelle, j'avoue avoir appris quelque chose avec von Schuschnigg. Le chancelier d'Autriche dont je n'avais jamais entendu parler. Devenu prof dans une université américaine catholique, il a obtenu la nationalité américaine. Je ne suis pas sûre qu'il l'avait méritée. Bonne journée.
RépondreSupprimerBonjour Dasola,
SupprimerJ'ai vu que tu étais aussi enthousiaste que moi après ta lecture. Tout comme toi, je ne connaissais pas von Schuschnigg. Je suis allée voir sur internet et même son visage ne me disait rien du tout. Il s'en est bien sorti, effectivement. Bonne journée à toi également.